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L'insimulable dans le jeu vidéo à caractère historique: le cas de la Shoah (partie 1)

ElDesdichado

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L'une des façons les plus sûres de définir la nature et le statut d'une production culturelle est d'en explorer les limites et les apories. Ce billet a pour objet de poser quelques jalons autour du traitement (ou plutôt du non-traitement) de la question de la Shoah dans l'industrie du jeu vidéo. Ce premier exposé est loin d'être exhaustif et chacun est invité à proposer des matériaux d'analyse qui seraient manquants.

On a déjà souligné qu'un jeu vidéo de simulation historique se définissait autant, sinon plus, par ce que les concepteurs décidaient de ne pas y intégrer que par ce qu'il contenait. Le cas de la Shoah, par l'énormité et l'incongruité que constituerait le fait d'en faire un élément de jeu mériterait d'être examiné en détail.

A intervalles réguliers, sur les forums de gamers des jeux de grande stratégie consacrés à la Seconde Guerre Mondiale, apparaissent des sujets de discussion où il est demandé pourquoi la croix gammée n'est pas représentée, pourquoi les noms de Hitler, Göring et Himmler sont déformés, pourquoi la question de la Shoah est absente. Ceci est particulièrement valable pour les jeux Paradox qui sont les plus aboutis en terme de simulation, en raison de la grande complexité des paramètres (à la fois militaires, politiques, diplomatiques, économiques) que les joueurs doivent maîtriser. Ce sont des jeux où Paradox revendique son ambition d'injecter le plus de véracité historique.

Mais avant d'examiner le contenu de ces discussions et les réponses apportées par les développeurs de ces jeux, il est peut-être nécessaire d'évoquer deux cas de tentatives avortées où la Shoah était le sujet même de la conception d'un jeu vidéo.

- le projet le plus récent (en 2010) de développement de jeu qui a défrayé la chronique et provoqué un tollé largement médiatisé avant d'être purement et simplement annulé est Sonderkommando Revolt. Pour mémoire rappelons que les Sonderkommandos dans les camps d'extermination étaient les prisonniers juifs forcés de faire fonctionner les fours crématoires pour incinérer les victimes de l'industrie génocidaire des chambres à gaz afin d'en faire disparaître les traces, et qu'ils étaient régulièrement liquidés et renouvelés. L'historien français Georges Bensoussan a publié un livre indispensable sur la question, Des voix sous la cendre, qui est une édition des témoignages que certains membres des Sonderkommandos ont écrits et cachés à proximité des fours crématoires et qui ont été retrouvés après la guerre. Sonderkommando Revolt n'était pas un jeu original à proprement parler, mais un mod de Wolfenstein 3D (id Software, 1992) que l'on peut considérer comme l'ancêtre des FPS, un des genres du jeu vidéo les plus prisés aujourd'hui et qui domine le marché de l'industrie. L'intention des développeurs israéliens de Sonderkommando Revolt était de mettre en scène la révolte du Sonderkommando du 7 octobre 1944 dans le camp d'Auschwitz, en plaçant le joueur dans la peau d'un des prisonniers en tuant le plus de nazis possible. Le projet de ces développeurs était plus vaste encore et s'accorde bien avec le traitement de l'histoire de la Shoah en Israël où l'on cherche à réhabiliter la mémoire des formes de résistance juive à la barbarie nazie au lieu de présenter les Juifs uniquement comme des victimes, puisque Sonderkommando Revolt était le premier volet d'une trilogie qui aurait comporté deux autres éléments antérieurs chronologiquement, le soulèvement du ghetto de Varsovie en avril-mai 1943, et la révolte de Treblinka le 2 août 1943. On peut se demander pourquoi les concepteurs ont choisi d'utiliser le moteur de Wolfenstein 3D. Deux hypothèses à formuler: on trouve dans Wolfenstein 3D une même situation d'enfermement (un soldat allié enfermé dans un château nazi dont il doit s'échapper et dont le but est de tuer Hitler lui-même) et symboliquement il a peut-être semblé important aux concepteurs de Sonderkommando Revolt de mettre sur un même plan d'équivalence un soldat et un prisonnier juif pour réhabiliter les épisodes de la résistance juive dans la seconde guerre mondiale. L'autre hypothèse est que Wolfenstein 3D avait déjà transgressé les règles légales et tacites qui président à la représentation ultra-contrôlée des symboles du nazisme dans les jeux vidéos: l'environnement visuel et musical du jeu faisait effectivement la part belle à la symbolique nazie (portraits d'Hitler, croix gammée, le chant de Horst-Wessel dans la bande-son), autant d'éléments qui avaient valu l'interdiction du jeu en Allemagne en 1994, en raison des lois réglementant l'interdiction des signes nazis dans tout ce qui n'est pas une production artistique, historique ou éducative. Ce dernier point est important à souligner car les législations nationales de certains pays sur le sujet expliquent en partie pourquoi les éditeurs/développeurs de jeu excluent toute mention de la Shoah dans leurs jeux. Mais cela pose en retour la question du statut du jeu vidéo en terme de production artistique: en quoi une fiction vidéo diffère-t-elle d'un film puisque le cinéma autorise les transgressions sur le traitement de la Shoah (on pense évidemment à La vita è bella de Roberto Begnini, 1997 et à Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, 2009) ? C'est une piste de recherche prometteuse qu'il faudra approfondir. A propos de la législation allemande, notamment, il conviendrait de vérifier si le jeu vidéo est désormais considéré comme une production artistique au même titre qu'un film, comme semble l'indiquer cette page mais dont je n'ai pas pu vérifier encore la fiabilité.

- On retrouve aussi la trace d'un projet de jeu vidéo démarré en 2008, du développeur anglais Luc Bernard mais dont il est plus difficile de décortiquer la genèse, et qui supposera un entretien avec l'auteur: Imagination is the Only Escape, dont le titre semble éminemment inspiré de l'oeuvre de Roberto Begnini. Dans son propos, le joueur incarne un jeune Français juif, Samuel, pris dans les tourments de la rafle du Vel' d'Hiv, le 16 juillet 1942, qui s'échappe de Paris pour trouver refuge dans un petit village, reprenant ainsi la thématique historique des enfants cachés pendant la guerre.

Là aussi, une polémique est née assez rapidement, mais dans des conditions qui demandent à être éclaircies, puisque le jeu devait être distribué sur Wiiware et que Nintendo avait démenti plus tard avoir tout lien avec le projet. Un article du New-York Times rendait compte de ce jeu et de la polémique suscitée: No Game about Nazis for Nintendo le 10 mars 2008. Dans l'entretien téléphonique avec le journaliste, Luc Bernard explicite brièvement sa démarche signalant qu'il ne voit pas la guerre comme un jeu et que son intérêt pour la thématique des enfants juifs cachés est d'origine personnelle et familiale. En tout cas, l'originalité du concept et son angle d'approche sont à signaler, l'une des hypothèses à retenir étant que l'approche de la Shoah dans le jeu vidéo ne peut être que métaphorique, j'y reviendrai dans la seconde partie de ce billet.



2 Commentaires


Commentaires recommandés

ah le bon vieux Wolfenstein 3D délicieux transgressif. impossible je pense aujourd'hui de sortir un jeu aussi peu politiquement correct. vive les labels PEGI qui conditionnent le volumes des ventes sur un marché plus restreint que le cinéma, d'où peut être la frilosité en ce domaine.

 

la position du jeu vidéo par rapport au reste de la création artistique est aussi une question intéressante à traiter.

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