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Le bonsaï qui cache le faux rêve...

Den's

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Extrait de "Essai de stratégie navale" par Herbert Rosinski" 
Source "La stratégie Japonaise" : http://www.institut-strategie.fr/Roskinsi_6.htm 
Texte complet "Stratégie navale" http://www.institut-strategie.fr/Roskinsi_TDM.htm

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La stratégie japonaise

 

Les révélations du procès de Nuremberg, celles de la Commission de Pearl Harbor et celles des dirigeants japo­nais comme le prince Konoye, ont fait éclater au grand jour la te­neur des raisons politiques qui ont conduit, à l’automne 1941, les chefs militaires japonais à prendre le pouvoir dans leur pays et à déclencher la guerre du Pacifique, le 7 décem­bre. Cependant, malgré ce que l’on sait, on n’a pu établir un lien entre cette décision politique et ses présupposés straté­giques, de même que le lien entre cette décision et la pensée des militaires japonais qui engageaient cette guerre dans l’espoir de la gagner.
 

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Par quels moyens un pays aussi démuni de tout, que ce soit en ressources essentielles, en potentiel militaire et en population, pouvait-il espérer porter un défi, avec succès, à la coalition des deux grandes puissances navales et mili­taires du monde ?
Cette question est au centre du pro­blème de la guerre du Pacifique. C’est la clé de toute la stra­tégie japo­naise, l’explication de ses nombreuses inconsé­quences. Afin de comprendre les données de ce problème, on est contraint de remonter au-delà des graves décisions de l’automne 1941, vers le passé du Japon à l’époque de ses guerres contre la Chine et la Russie.

En effet, ce furent les expériences de ces conflits qui, transposées dans le monde moderne avec des armes en rapport, constituent le fonde­ment de cette malheu­reuse décision et celui de la conduite de la guerre par les Ja­ponais.

 

Le comportement remarquable des chefs militaires et navals japonais, depuis l’époque où l’amiral Perry provo­qua l’éveil du Japon, avait été de tenir compte de l’extrême fai­blesse des fondements de sa force, en ce qui concerne les res­sources, l’importance de sa population et surtout son niveau dans la technique moderne.

Quand on compare le Japon à ses voisins immédiats, la Russie et la Chine et leurs immenses réserves, on décou­vre qu’il est un nain. Si le Japon avait tenté de lancer un défi, sur un pied d’égalité, à ces géants, il aurait couru au désastre comme on s’y attendait en 1895 et en 1904-1905. Cependant, dans les deux guerres, ce fut le Japon qui sortit victorieux de ces conflits inégaux. Le secret des succès japo­nais dans ces guerres est dû à l’habileté avec laquelle les Ja­ponais ont utilisé leur supériorité sur mer afin de rame­ner le conflit illimité qu’ils savaient ne pouvoir surmonter, à une guerre limitée en rapport avec leurs forces, elles-mêmes ex­trêmement limitées. Dans les deux cas, en 1895 et en 1904-1905, ils arrivèrent rapidement à s’emparer de la maî­trise de la mer et ils exploitèrent cette supériorité unilaté­rale afin de conquérir leurs objectifs territoriaux, volontai­rement limi­tés à la Corée et à la Mandchourie du sud ; les Japonais mi­rent leurs adversaires au défi de les en chasser.

Dans les deux conflits, les Chinois et les Russes se virent confrontés à la dangereuse perspective d’être contraints d’exercer une forte pression sur les forces japonaises de terre, du fait de l’élimination temporaire de leurs forces navales, ils ne pou­vaient jamais espérer étendre ce succès chèrement payé à une victoire décisive sur mer. Ainsi, il n’est pas surprenant que, d’abord la Chine, puis ensuite les Russes, aient préféré signer une paix négociée plutôt que de continuer la lutte, sa­chant qu’au mieux, cela se terminerait par une évacua­tion.

Cependant, les forces japonaises étaient si restrein­tes que même ces guerres limitées représentaient un trop gros fardeau pour elles.

 

En 1895, dans le conflit avec la Chine, le Japon était engagé contre un adversaire dont l’immense po­tentiel militaire n’avait pas été développé, de telle manière que les forces militaires et navales des deux camps s’équilibraient à peu près.

En 1904-1905, les chefs militaires japonais se trouvèrent dans une position désa­vantageuse, depuis le début jusqu’à la fin du conflit, et ce ne fut que grâce à leur froide résolution et à leur acceptation des nombreux risques calculés qu’ils purent vaincre. Le plan de guerre ja­ponais, dans sa totalité, reposait sur la ca­pacité de Togo à tenir en échec les forces navales russes, permettant à l’armée de débarquer sur le continent et de chasser les Russes de Co­rée et de Mandchourie du sud.

 

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Ce­pendant, Togo eut à faire face à deux flottes russes, chacune à peu près égale à la to­talité de la sienne, la flotte d’Extrême-Orient à Port Arthur et la flotte de la Baltique en Europe.

Mais, il y avait un dan­ger qui était pire, l’industrie de constructions navales japo­naise man­quait de ressources pour le remplacement éventuel des 6 cuirassés et des 8 croiseurs protégés, fer de lance de la flotte de Togo et fondements de sa stratégie navale.

 

Par une attaque surprise de l’escadre russe à Port Ar­thur [1] au cours de laquelle des torpilleurs japonais mi­rent temporairement hors de combat 3 des 7 cuirassés au mouil­lage, Togo, alors qu’il surveillait les rescapés de cette atta­que, perdit 2 cuirassiers sur des mines.
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Il comprit alors que le blocus n’était pas suffisant et qu’il fallait détruire le reste de l’escadre russe sous peine d’être pris entre deux feux quand l’escadre de la Baltique se présenterait.

Mais cela constituait une difficulté majeure car Togo devait détruire l’escadre de Port Arthur sans perdre aucun navire pour en­suite faire face à l’escadre de la Baltique, une force, du moins égale à la sienne. Pour cela, il choisit une stratégie d’économie de ses forces ; il décida que la flotte japonaise res­terait en réserve dans ses bases, prête cependant à être jetée dans la bataille si cela était nécessaire, et que la mis­sion d’user l’escadre russe reviendrait à d’autres armes plus ai­sées à remplacer : mines, blocus, torpilleurs et armée ja­po­naise.

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Le général Nogi, chargé de l’attaque de Port Ar­thur, n’hésita pas à sacrifier des milliers d’hommes de ses meilleu­res troupes pour conquérir des hauteurs d’où il pourrait sur­veiller le port et d’où l’artillerie à longue portée détruirait l’escadre russe au mouillage.

C’est ainsi que la flotte japonaise fut capable de conserver la maîtrise de la mer dans les eaux d’Extrême-orient et cela sans sortir de son rôle d’ultime recours ; quand, quelques mois après la chute de Port Arthur, la flotte de la Baltique arriva, Togo put la rencontrer avec des forces intac­tes) ce qui lui permit, au combat de Tsoushima, d’infliger à son adversaire une des défaites les plus décisi­ves de toute l’histoire navale.

 

Les mêmes éléments, qui ont été déterminants dans la stratégie japonaise de 1895 et de 1904-1905, se retrou­vent encore dans les fondements de celle de 1941.

Au cours des 36 années qui séparent la fin de la guerre russo-japonaise de la deuxième guerre mondiale, le Japon a décidé de se créer une vaste force économique et militaire ; malgré cela, ses faiblesses fondamentales n’ont pas disparu. Sa principale source de puissance, sa main d’œuvre, était encore employée à la production industrielle et agricole où les méthodes restaient peu rentables dans un système aber­rant. Sa capacité industrielle, bien que hâti­vement dévelop­pée pendant les cinq dernières années, avait à peine atteint le niveau d’une puissance industrielle moyenne comme la Belgique. En outre, ce développement industriel ne faisait que souligner encore plus fortement la dépendance du Japon sur l’extérieur pour les sources d’énergie et les matières premières : pétrole, minerais de ferraille de récupération, étain, chrome, caoutchouc.

Pendant ce temps, l’incident chinois qui débuta si maladroitement, 4 ans plus tôt, au pont Marco-Polo près de Pékin, conduisit la politique japonaise dans une impasse. L’été 1941, les chefs de l’armée furent obligés de convenir que la guerre contre le gouvernement de Tchongking, de la Chine nationaliste, s’était enlisée. Ou bien la guerre devait cesser et les troupes japonaises retourner chez elles et, en fait perdre la face, ce que les chefs militaires refu­saient d’accepter ou bien le Japon se verrait contraint d’étendre la guerre et d’inclure l’Empire britannique dans ses ennemis.

Les Japonais tenteraient, en envahissant la Birmanie, de couper les communications du gouvernement de Tchongking. Un tel mouvement vers le sud aurait en même temps réglé le problème de la faiblesse économique du Japon par la conquête des ressources de la Malaisie bri­tannique, de Su­matra, de Java et de Bornéo. Mais, comme le ministre des affaires étrangères, Matsuoka, devait l’admettre devant Hi­tler, le 4 avril 1941, les chefs de l’armée et de la marine sa­vaient que l’invasion des possessions britanniques et hol­lan­daises de l’Asie du sud-est entraînerait inévitablement l’entrée en guerre des États-Unis.

Cette situation politico-militaire excessivement ten­due le devint encore plus quand, quelques mois plus tard, en juillet 1941, les États-Unis, suivis par la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, imposèrent au Japon un embargo financier et économique. Ainsi, avec l’impasse militaire en Chine, cet embargo mit les leaders politiques japonais dans une posi­tion telle, qu’ils furent contraints de choisir dans un délai limité entre trois solutions :

-        ou bien arrêter les opérations contre la Chine et l’Indochine et en venir à des négociations avec les démo­craties anglo-saxonnes ; cette solution était celle que le prince Konoye tentait de faire accepter jusqu’à sa chute à la mi-octobre ;

-        ou bien menacer le gouvernement des États-Unis de « quelque chose de terrible » qui, de toute façon, devait se produire étant donnée la situation explosive dans le Pa­ci­fique ; le but serait de faire lever l’embargo sans que la responsabilité du Japon ne soit clairement mise en cause dans l’incident chinois, c’était l’objectif de la mission Ku­rusu ;

-        ou bien, finalement, utiliser simultanément la force pour sortir de l’impasse militaire et pour briser l’embargo éco­nomique.

Cette dernière solution impliquait une guerre inévi­ta­ble avec les États-Unis, éventualité encore plus extrême que n’avait été le défi à la Chine en 1895 et le défi à la Rus­sie en 1904-1905.

Cette perspective paraissait tellement inquié­tante que, contrairement à l’assurance que l’armée montrait pour son offensive en Asie du sud-est devant durer deux à trois mois, les chefs de la marine manifestèrent longtemps une grande réserve à l’idée de ce conflit, bien que l’expansion dans les mers du sud fût dans la ligne traditionnelle de la marine.

En janvier, l’énergique amiral Ya­mamoto, chef des forces navales combinées avait mis en place une commission pour étudier les voies et les moyens tendant à réduire cette entreprise apparemment impossible à des proportions plus raisonnables.
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De cette étude, un plan vit le jour qui fut mis à l’essai, pour la première fois, lors des manœuvres d’août 1941 ; ce fut aussi le thème d’un kriegspiel géant qui eut lieu à Tokyo du 2 au 13 septembre à l’issue duquel le plan fut adopté par l’armée et la marine.
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Dans son esprit, ce plan n’était rien moins qu’une ré­édition de la stratégie de la guerre limitée qui avait montré son efficacité dans les guerres précédentes contre la Chine et la Russie, mais une réédition qui tenait compte des situa­tions du moment et des armements modernes. Comme dans les conflits précédents, les stratèges japonais se sont sage­ment abstenus d’envisager une victoire complète au-delà de leurs moyens ; ils limitèrent leurs efforts à isoler, à occuper et à défendre un objectif stratégique limité ; de cette ma­nière, dans son plan, Yamamoto renonça dès le début à tout espoir de remporter une victoire décisive sur ses adversai­res et se restreignit rigoureusement à un objectif li­mité : l’invasion et l’encerclement de l’Asie du Sud-Est. De cette façon, la résistance chinoise serait réduite par la rup­ture de ses communications avec la Birmanie et finalement l’incident chinois trouverait une solution heureuse. La fai­blesse de l’économie japonaise, si fortement dépendante de l’extérieur pour les matières premières, serait réglée d’un coup par l’occupation de Bornéo, Malaisie, Sumatra et Java.
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Comme dans les deux guerres précédentes, une fois le Japon à l’abri des pressions économiques, il pourrait en toute quiétude mettre au défi ses adversaires de le chasser de ses conquêtes.

Le Japon bénéficierait d’une position d’où, selon les stratèges de l’axe, il pourrait dissuader les inévitables contre-attaques et, par l’usure, il obligerait ses ennemis d’accepter, une fois de plus, le fait accompli à condition qu’il ne se laisse pas en­traîner dans des aventures déraisonnables et qu’il conserve sagement ses forces en état de combattre.
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Les conquêtes de Bornéo, Java, Sumatra, la Malaisie et la Birmanie représentaient l’essentiel de ce plan de guerre où, toutefois, celle des Philippines ne paraissait pas absolu­ment nécessaire, car, économiquement, elles ajou­taient fort peu aux ressources des territoires des mers du sud : pétrole, minerai de fer, étain et caoutchouc. Stratégi­quement, les Philippines, malgré leur position de flanc, ne constituaient pas un tremplin indispensable à une offensive contre ces ter­ritoires. Cependant, les Japonais neutralisè­rent presque complètement cet archipel, sans toutefois y débarquer, en menant leur offensive depuis leurs zone de concentration des îles Palau, d’Hai-Nan et d’Indochine. D’un point de vue poli­tique plus global, il y avait toutes sortes de raisons pour que cette offensive ne soit pas poussée à l’extrême afin de ne pas déclencher une guerre avec les États-Unis.

 

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Yamamoto et ses collaborateurs n’eurent pas cette ap­proche de la situation ; pour eux, l’intervention des États-Unis était à prévoir et la seule politique réaliste consistait à la faire avorter par une attaque surprise sur les forces et les bases navales américaines du Pacifique afin de l’enrayer avant qu’elle ne se manifestât. C’est pourquoi il y eut un violent conflit entre les amiraux qui voulaient concentrer toutes les forces sur l’offensive vers le sud et ceux qui sou­tenaient qu’il faudrait se protéger par une attaque contre la flotte du Pacifique à Pearl Harbor. Celle-ci fut finalement décidée par le tout-puissant chef d’état-major de la marine, l’amiral Nagano, imbu de l’idée que cette attaque, purement stratégique, était nécessaire ; et même, après la défaite du Japon, il persista à affirmer que l’attaque contre Pearl Har­bor n’était pas une erreur et que le Japon devait au succès de cette attaque de n’avoir pas été vaincu plus tôt.

Par opposition à ce profond différend entre les stra­tè­ges japonais pour savoir s’il fallait inclure ou non dans leurs plans d’attaque contre la flotte du Pacifique à Pearl Harbor, on se posait avec un grand intérêt, en Grande Bre­tagne, la question :

Pourquoi les Japonais n’ont-ils pas décidé d’aller jusqu’au bout et de prendre les îles Hawaï et aussi pourquoi cette décision ne les a pas préoccupés ?

On sait qu’elle a été prise après que la question eût été écartée pour des raisons techniques secondaires, au cours du kriegspiel du 6 au 7 sep­tembre.
Cette décision, pour laquelle les stra­tèges japonais ont été tellement tournés en ridicule est, en fait, parfaite­ment cohérente, une fois qu’on envisage la guerre limitée comme conception fondamentale.

L’attention des stratèges japonais, tournée en prio­rité vers les mers du sud, l’inclusion de l’attaque de Pearl Harbor entraîna des difficultés extrêmes dans leurs plans et dans les ressources pour la mise en oeuvre de ceux-ci. Aller au-delà, signifierait courir le risque grave de compro­mettre tous les plans pour des avantages complémentaires non absolument indispensables pour atteindre leur but. Pour ce qui est de l’intention de dissuader les États-Unis d’intervenir pendant la période critique des six premiers mois de l’offensive japo­naise, une attaque paralysant la flotte du Pacifique était ju­gée suffisante ; par ailleurs, une opération contre les îles Hawaï considérées comme une tête de pont pour une attaque de la côte américaine elle-même, était sans objet, car une telle opération représentait un ef­fort tellement considérable que les stratèges japonais ne pouvaient l’envisager sérieu­sement.

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Ce différend très profond dans la préparation du plan de guerre japonais, entre les tenants de l’offensive principale vers les mers du sud et les partisans de l’opération protec­trice, contre la flotte du Pacifique, fut am­plifié par la néces­sité de coordonner cette dernière avec l’envoi de la mission Kurusu à Washington. Finalement, cette mission fut loin d’avoir l’effet escompté, car il ne lui restait plus qu’un temps extrêmement court pour avoir des résultats décisifs. Kurusu arriva à Washington le 20 no­vembre, bénéficia ensuite d’un délai jusqu’au 25 du même mois, lequel fut par la suite étendu avec difficulté jusqu’au 29. Par ailleurs les complica­tions, que cette mission entraî­nait, étaient telles qu’on ne put affirmer, au début tout au moins, qu’elle n’avait jamais été qu’un simple stratagème.

Cependant, la plus grande difficulté réside dans la coordination â réaliser entre l’attaque surprise de Pearl Harbor et le lancement de l’opération contre la Malaisie à l’autre extrémité de la zone de 5.000 milles, théâtre de l’action japonaise. Aux yeux des stratèges japonais, cette se­conde opération, majeure, avait pour but d’éliminer le dan­ger potentiel représenté par Singapour, d’isoler les Indes néer­landaises de ses alliés de l’ouest et de créer un front pour menacer l’océan Indien et l’Inde ; cette opération avait au­tant d’importance que celle menée contre Pearl Harbor.

Sans attendre l’issue de cette attaque, hautement aventurée, ils lancèrent simultanément la seconde.

En agissant ainsi, ils étaient forcés – et c’est ce qui est le plus grave – de dévoiler, prématurément au moins, une partie de leurs plans et donc de compromettre l’effet de sur­prise, sur lequel ils comptèrent fortement, pour compenser l’infériorité relative de leurs forces. Contrairement aux at­taques contre Pearl Harbor, Midway, Wake et Guam, les dépla­cements d’un immense convoi de transports escortés par des bâtiments de guerre à partir de Hai-nan ne pouvaient passer inaperçus dans les parages étroits de la mer de Chine méri­dionale. Les Japonais ne pouvaient désormais tromper les Alliés que sur la destination du convoi, lequel fit route d’abord sur Bangkok puis à mi-route mit le cap sur le nord de la Malaisie. Alors que ce très subtil stratagème échouait et qu’on se rendit compte qu’une opération se déroulait, les Japonais furent favorisés par le sort puisque l’attention des stratèges Alliés se concentra sur l’Asie du sud-est, contri­buant à rendre la surprise de l’attaque de Pearl Harbor plus complète.

La mission de cette seconde force japonaise avait en outre été rendue plus difficile par l’arrivée tardive à Singa­pour, le 2 décembre – à peu près au moment même où les Japonais quittaient Hai-nan – de l’amiral Tom Phillips avec deux cuirassés, le Prince of Wales et le Repulse suivis, plus tard, par deux autres cuirassés plus anciens, le Revenge et le Royal Sovereign. Pour réduire ces puissants adversaires, les stratèges japonais avaient, à leur tour, réuni une force écra­sante mais, avant que celle-ci puisse entrer en action, les bâ­timents de l’amiral Phillips avaient déjà été attaqués par l’aviation embarquée nippone, alors qu’ils effectuaient une héroïque sortie pour couper la retraite à la flotte japo­naise, à Singora et à Khota Baru ; ils furent coulés au large de Kuan­tan alors qu’ils regagnaient Singapour.
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Avec la destruction du Prince of Wales et du Repulse, les stratèges japonais s’étaient rendu maîtres de la seule force navale en mesure de leur opposer une résistance sé­rieuse,

la flotte des États-Unis étant immobilisée après le raid contre Pearl Harbor ; les Japonais, en conséquence, exercèrent une hégémonie absolue dans toute la zone entre l’Inde à l’ouest et l’Australie à l’est.

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Cependant, cette supé­riorité absolue ne pouvait leur permettre de relâcher leurs efforts un seul instant et, en dépit du caractère aventureux de leur offensive, ils poursuivaient les objectifs qu’ils s’étaient assignés. Exactement comme Togo, quarante ans plus tôt, confronté à l’embarrassant dilemme de détruire la flotte russe à Port Arthur et en même temps conserver in­tacte sa poignée de bâtiments de ligne qu’il ne pouvait rem­placer et cela, pour faire face à la flotte de la Baltique. Ses successeurs de la deuxième guerre mondiale étaient soumis à la même contrainte : préserver leur flotte de bataille en tant que fer de lance pour assurer la maîtrise du Pacifique occidental ; cette flotte de bataille représentait la réserve sur laquelle reposait la faculté des stratèges japonais pour

ré­pondre aux contre-attaques alliées dans la seconde phase défensive de leur plan de guerre.

 

Selon les déclarations de l’attaché naval Japonais à Berlin, le contre-amiral Yokoi, toute action contre les forces adverses doit tenir compte d’une condition fondamentale qui veut que la force principale soit à l’abri de toute perte sé­rieuse. Ainsi, même après l’élimination temporaire des bâti­ments de ligne alliés, les stratèges japonais n’étaient pas fa­vorables pour exposer les leurs aux attaques des sous­-marins et de l’aviation alliés ; au contraire, ils conservaient leurs grandes unités le plus à l’arrière possible, préférant utiliser pour leur offensive contre des forces alliées affai­blies, des unités légères plus aisément remplaçables, des transports et des détachements de terre et de l’air.
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En neutralisant et en isolant les positions alliées les unes après les autres, par des attaques aériennes avant de lancer à l’assaut des transports vulnérables mais fortement escortés, les Japonais, furent en mesure de progresser très rapidement d’une position stratégique à une autre sans don­ner au commandement allié la moindre occasion d’enrayer l’offensive.
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De cette façon, Singapour et ensuite Java furent prises entre deux mouvements en tenaille et les forces na­vales alliées sous les ordres de l’amiral Doorman furent re­poussées vers le sud des Indes néerlandaises par d’incessantes attaques aériennes. Quand la tentative de Doorman de revenir dans le nord de Java et de s’attaquer aux convois de transports de troupes, en franchissant l’écran des escortes, échoua. Au cours de la bataille de Java, le der­nier obstacle qui résistait s’effondra et les Japonais purent bénéficier d’une absolue maîtrise de la mer entraînant la conquête des territoires du sud.

Quelques jours après, les forces japonaises débarquèrent en force en trois points du littoral de Java et, en un peu plus d’une semaine, ce centre de résistance se rendit, suivi bientôt par ceux du reste des îles.

La conquête de la Malaisie et des Indes néerlandai­ses libéra des forces japonaises considérables qui furent en­voyées pour réduire la résistance aux Philippines à la­quelle les Japonais ne s’attendaient pas. La reddition de Bataan du 8 avril et celle de Corregidor du 6 mai marquè­rent la conquête de l’archipel, celle de l’objectif stratégique complet que les deux attaques de Pearl Harbor et de Kuan­tan avaient isolé presque six mois après ces deux événe­ments.
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La prise des Philippines fut considérée comme un fait extra­ordinaire et, cependant, l’opération avait demandé un délai deux fois plus long que les deux à trois mois prévus par les stratèges japonais au cours des délibérations du mois de sep­tembre précédent. Ils n’avaient donc pas com­battu en vain ces défenseurs alliés submergés par le nom­bre de leurs as­saillants et qui menaient un combat déses­péré pour ralentir l’avance des Japonais.

Avant même la fin de la lutte pour les Philippines, l’effondrement de la résistance alliée dans le sud avait mis les Japonais devant la décision la plus grave qu’ils auraient à prendre de toute la guerre : fallait-il poursuivre ou non l’offensive jusque dans l’océan Indien ?

La résistance des Alliés en Malaisie et dans les Indes néerlandaises donna aux autorités britanniques aux Indes un temps précieux pour renforcer leurs défenses qui étaient loin d’être efficaces.

En retirant tous les bâtiments de ligne de la Méditerranée, prenant ainsi une grave décision, en laissant les communications vitales défendues par quelques croiseurs, destroyers et sous-marins appuyés par la RAF et la 8e armée, les stratèges alliés réussirent à rétablir une force importante dans l’océan Indien sous les ordres de l’amiral Somerville. Toutefois, de toute cette escadre, seul le cuirassé Warspite était en parfait état de combattre tandis que les quatre autres Revenge, Royal Sovereign, Resolution et Ramillies, imparfaitement modernisés, étaient peu fiables.

Les deux porte-avions, l’Ilustrious et l’Indomptable ne pos­sédaient que des appareils anciens à l’exception de quelques chasseurs.

Quant aux destroyers, ils appartenaient à différentes classes, certains si âgés, que c’était miracle qu’ils puissent encore servir.

Quand les Japonais, un mois après la chute de Java décidèrent de s’attaquer à Colombo, au début d’avril, ils pri­rent Somerville de court car il était en train de concentrer ses forces et ils lui coulèrent le porte-avions Hermès ainsi que deux croiseurs lourds le Cornwall et le Dorsetshire sur quoi, il abandonna le centre et l’ouest de l’océan Indien et se replia sur Kilifidini sur la côte orientale d’Afrique. Les Ja­ponais ne le poursuivirent pas jusque là et se retirèrent sur les bases de Singapour et de Penang et ne reparurent plus jamais en force dans l’océan Indien. Leur activité s’y limita à des raids sporadiques de sous-marins pour gêner les lignes de communications alliées et à des coups de main par des bâtiments de surface, lesquels coups de main furent trop peu fréquents pour être efficaces.

Toutefois, pendant les difficiles mois de l’été 1942, le sort de la guerre resta entre leurs mains. L’entière stratégie globale des armées reposait sur leur capacité d’interdire aux deux parties de l’Axe l’accès à la Russie, au Proche-O­rient, à l’Inde et à la Chine ; c’était la condition qui permit aux États-Unis de rassembler leurs immenses ressources et de les mettre à la disposition des Alliés en préparant leurs contre-offensives sur l’une et l’autre partie de l’Axe.

Les voies de communication vitales, partant des deux puissances maritimes anglo-saxonnes vers la partie de l’Asie entre la Russie et la Chine, passaient par l’ouest de l’océan Indien.

Sans le flot ininterrompu de personnels et de ravi­taillement en matériel, le long de ces voies – à partir de mars quand débuta la préparation en vue de la bataille d’el Ala­mein, jusqu’à l’été et l’automne 1942 – les Russes n’auraient pu tenir et changer définitivement le cours de la guerre par la victoire sur Paulus à Stalingrad et les Britan­niques battre Rommel à El-Alamein. Il est certain que les stratèges japo­nais étaient parfaitement au courant de tout cela mais, pour eux, concentrer toutes leurs forces navales dans l’océan In­dien pour un suprême effort en vue de cou­per les lignes de communications alliées à l’ouest de cet océan, leur aurait demandé plus que de la simple perspica­cité.

Il aurait fallu pour cela que les Japonais répudient les fondements de toute leur planification stratégique et aban­donnent la conception d’une guerre limitée prudente en fa­veur d’une action audacieuse avec toute leur énergie ; ils de­vaient aussi mettre de côté leur idée d’indépendance straté­gique jalousement gardée et coopérer réellement et sincè­re­ment avec les forces européennes de l’Axe en adoptant un plan de guerre commun et, finalement, renoncer à exploiter leur victorieuse offensive dans le Pacifique, avant d’avoir pu consolider leurs conquêtes afin de remporter dans l’océan Indien une victoire pour le seul bénéfice de leurs alliés de nom, alliés pour lesquels ils éprouvaient méfiance et crainte. Les stratèges japonais ne se rendirent pas compte qu’ils n’avaient pas le choix et que leur prudente stratégie indé­pendante et limitée manquait d’efficacité dans un conflit mondial et que leur seule et infime chance de se tirer de ce mauvais pas consistait justement à adopter une

stra­tégie globale illimitée même si elle leur paraissait aventu­rée.

Les effets désastreux du plan japonais de guerre li­mi­tée, appliqué à l’occupation et à la défense de l’Asie du Sud-Est, eurent d’autres conséquences. Ce plan les empêcha d’agir, non seulement, dans la seule direction qui aurait pu leur laisser une chance de succès mais, de plus, il les empê­cha d’agir dans quelque direction que ce soit en rassemblant toutes leurs forces. Tandis qu’ils gaspillaient une part consi­dérable de leurs forces dans l’inutile raid contre Ceylan et dans le golfe du Bengale, sans avoir la persévé­rance de continuer, ils laissèrent passer toutes les autres occasions dans les directions opposées par suite du manque de forces.

Dès le début, les stratèges japonais reconnurent la né­cessité absolue d’empêcher l’Australie de devenir pour les Alliés une base principale pour leurs contre-offensives. Exac­tement comme pour l’Inde, ils se rendirent compte que l’Australie, dans son ensemble, était un morceau trop gros à avaler. Cependant, ils espérèrent qu’en occupant les terri­toires du nord et en coupant des lignes de communication avec La Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Zélande et les Sa­moa, ils auraient la possibilité d’isoler et de neutraliser l’Australie. Ils portèrent le plus gros de leurs efforts dans cette direction tout en continuant d’attaquer la Malaisie et Java et ils atteignirent, au moment de l’effondrement de la résistance alliée, après la bataille de la mer de Java, dès le début de mars, Lae et Salamaua en Nouvelle-Guinée, Bou­gainville aux Salomon. A ce moment-là, la faculté de dé­fense de l’Australie était des plus faibles ; sur les quatre divisions australiennes, trois se trouvaient au Proche­-Orient et la qua­trième n’existait plus depuis la bataille de Singapour. Le ma­tériel et les équipements de toutes sortes faisaient cruelle­ment défaut. Les forces aériennes consis­taient en quelques appareils anciens.

Si les chefs militaires japonais, à ce moment, avaient voulu abandonner leur stratégie reposant sur des offensives méthodiques, pas à pas, ils auraient pu laisser de côté la Nouvelle-Guinée, protégée par leur aviation embarquée sur les porte-avions, et se saisir de Port Moresby, le centre stra­tégique de la défense australienne qui n’était défendu que par une unique brigade de soldats peu entraînés. Mais, fi­dèles à leur principe de ne pas avancer vers un nouvel ob­jectif sans avoir une couverture aérienne efficace, les Japo­nais hésitèrent et perdirent une occasion. Quand, au début de mai, ils reprirent leur offensive vers la Nouvelle-Calédo­nie et la Nouvelle-Zélande en passant par les Salomon et la mer de Corail, ils furent stoppés par deux contre-attaques, l’une sur Tulagi (4 mai) et dans la mer de Corail au cours desquelles ils perdirent leur premier grand bâtiment, le porte-avions Hosho. Arrivées à ce point, les réactions des Ja­ponais sont des plus difficiles à saisir.

L’influence paraly­sante de leur idée de guerre limitée est des plus évidente, car leur poussée vers le sud-est, vers l’isolement et la neutralisa­tion de l’Australie, n’avait pas le caractère de leur offensive dans l’océan Indien, une opération les écartant de la route vers leur objectif majeur et, de ce fait, tôt abandon­née aux premiers signe d’une résistance. C’était la partie du pro­gramme originel, la plus importante, qui restait à pour­suivre et son interruption portait un coup très dur aux Ja­ponais.

Cependant, au lieu de réagir par une concentration de leurs forces au point névralgique et, au lieu de reprendre leur poussée avec leur puissance disponible, nous consta­tons que, un mois après la défaite de la mer de Corail, ils aban­donnent cette stratégie. En revanche, ils dispersent leur at­tention et leurs forces dans quatre directions parfai­tement divergentes par des attaques de groupes spéciaux de sous-marins contre les forces britanniques à Madagascar et, dans le port de Sydney, par d’importantes forces expédi­tionnaires contre les Aléoutiennes et contre Midway.

Tandis que les trois premières opérations n’eurent que peu de signification, excepté l’occupation d’Attu et de Kiska, dans les Aléoutien­nes de l’ouest, la plus importante, celle contre Midway tomba dans le piège dressé par les stratèges améri­cains et perdit d’un coup la majeure partie de la flotte de porte-avions japo­nais.
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La défaite de Midway donna à la puissance offensive japonaise un arrêt sévère, mais elle ne la brisa pas. En ma­tière de bâtiments de guerre et même en porte-avions, en navires de transport et en hommes, les Japonais conser­vaient encore leur supériorité sur les Alliés et la faiblesse de leur force aéronavale pouvait être compensée par de for­tes concentrations d’avions basés à terre.

Ainsi, un peu plus d’un mois après le désastre de Midway, les Japonais reprirent l’offensive contre la zone es­sentielle de la Nouvelle-Guinée et des Salomon, après l’avoir abandonnée à la suite de leur défaite dans la mer de Corail. Des deux offensives, ce fut celle qui, depuis la zone de Buna-Gona occupée les 21 et 22 juillet, réussit à attein­dre à la mi-août la piste de montagne qui mène à travers une jungle quasi-impénétrable aux monts Owen-Stanley ; le seul terrain d’aviation de la région, Kôkoda, fut pris.

Les Japonais s’approchèrent jusqu’à 30 milles de Port Moresby ; les 3 000 hommes qui composaient la colonne furent atta­qués sans répit et, exténués, malades, mourants de faim, arrivèrent à Boribaiwa dans un tel état qu’ils ne purent mener à bien cette attaque. Ils furent obligés de se retirer, désemparés, au moment où le débarquement simultané à Milne Bay, à l’extrémité de la pointe sud-est de l’île, fut vic­torieusement repoussé par les forces américaines et austra­liennes.

La seconde offensive, partie des Salomon vers le sud-est n’atteignit même pas son objectif. Le débarquement des US Marines à Guadalcanal, le 7 août 1942, une semaine avant que les Japonais n’aient le temps de compléter l’installation du terrain d’aviation et de recevoir les forces de terre et navales sous sa protection, parvint à prendre l’ennemi par surprise. Même après cet échec initial, les Ja­ponais conservaient une chance de voir le sort leur être fa­vorable, car ils possédaient des ressources considérables sur le terrain, des lignes de communications incomparablement plus courtes et ils avaient infligé de très sérieuses pertes aux Alliés pendant les deux premiers mois, pertes qui étaient bien supérieures aux leurs. A la mi-octobre, cette supériorité était devenue si forte qu’ils ont pu amener de puissants ren­forts à Guadalcanal, en plein jour, et même débarquer des canons de marine.

Mais, une fois de plus, la nécessité de conduire une guerre économique, qui était leur constante préoccupa­tion, fut fatale pour leurs armes. Au lieu d’utiliser leur su­périorité initiale, pour écraser les Américains à Guadalca­nal avec leurs forces réunies, ils choisirent de les jeter sépa­rément dans la bataille. Au moment où les Japonais se déci­dèrent à faire un effort sérieux, en mettant tout dans la ba­lance, l’occasion était déjà passée. Le commandement amé­ricain et sa stratégie étaient passés d’une défensive pru­dente à une offensive agressive et l’équilibre des forces commença à leur être favorable. Ainsi, les offensives massi­ves des Japonais de la fin octobre à la mi-novembre se ter­minèrent par un désas­tre complet, par la pertes de deux cuirassés et d’un certain nombre de petites unités et de transports, à quoi il faut ajou­ter 30 000 hommes. C’était plus qu’ils ne pouvaient suppor­ter et ils perdirent courage au combat, bien qu’ils ne recon­nurent la perte de Guadalcanal que le 9 février 1943.

Avec l’échec simultané de ses deux offensives contre les lignes de communications de l’Australie, la stratégie ja­ponaise atteignit ainsi son tournant au cours de la deuxième quinzaine de novembre 1942. La première phase du plan de guerre japonais, la phase de l’isolement et de l’occupation de l’objectif, l’Asie du sud-est, était maintenant arrivée à sa fin. Les tentatives pour éliminer ou neutraliser, au-delà de ces limites, les bases d’où les Alliés pouvaient lancer des contre-attaques, n’avaient été couronnées que d’un succès partiel. Singapour, Java, les Philippines, Guam, Wake et l’ouest des Aléoutiennes avaient été pris. La résis­tance chinoise ne s’était pas effondrée, malgré la rupture de ses communica­tions avec la Birmanie, et l’Australie n’avait pas été neutra­lisée. Cependant, en dépit de ces échecs, les stratèges japo­nais avaient de bonnes raisons d’espérer réaliser la seconde partie de leur plan, la plus diffi­cile : amener les Alliés à s’avouer vaincus après les avoir soumis à une guerre d’usure pour qu’ils acceptent le fait accompli. Dans toutes les direc­tions, excepté celle de l’Union soviétique, les Japonais avaient établi autour de leur aire centrale d’action, une zone-tampon étendue où les contre-attaques alliées seraient en­rayées.

Les distances que les Alliés auraient à franchir dans leur avance à travers le Pacifique et l’océan Indien, ralenti­raient leurs efforts. Les jungles de Birmanie, de Nou­velle-Guinée comme celles des Salomon, que les Japonais n’avaient pu pénétrer que très difficilement, se montre­raient encore plus éprouvantes pour des troupes entraînées à vivre et à combattre dans ce milieu.

La résistance tenace des sol­dats japonais fanatisés retarderait considérablement les of­fensives alliées comme à Guadalcanal où chaque pouce de terrain gagné entraînait des pertes humaines. Finale­ment, le réseau très dense des bases aériennes et navales permettait aux stratèges japonais de s’opposer à une avance alliée, grâce à une concentration de forces formant un cercle

infran­chissable autour d’une zone centrale. Radio Tokyo, quinze jours après la chute de Guadalcanal, affirmait : « qu’aucune escadre de cuirassés, appuyée par de l’aviation embarquée, ne pouvait attaquer avec succès aucun des objec­tifs vitaux situés dans le rayon d’action de l’aviation japo­naise basée à terre » ; un porte-parole de l’armée, le colonel Yahugi, affirmait à son tour que les « innombrables îles éparses dans l’immensité du Pacifique, devenues autant de bases aériennes pour l’aviation japonaise, nous exercerons de ce fait la maîtrise absolue dans la sphère stratégique de ces bases ». De fait, derrière le cercle de défenses étroitement conjuguées, la force de réserve de la flotte de bataille japo­naise se tiendrait prête à donner le coup de grâce à n’importe quelle force alliée ayant réussi à forcer les défen­ses extérieures.

Ainsi, à partir de la deuxième quinzaine de novem­bre 1942, les stratèges japonais regroupèrent leurs forces dans des directions opposées. A la fin de la phase offensive, les bâtiments de combat cuirassés, porte-avions, croiseurs lourds, furent retirés des zones dangereuses pour être mis à l’abri dans des zones à l’arrière. Pendant les dix-huit mois suivants, aucune des unités ne fut coulée par l’ennemi –seul le cuirassé Mutsu fut détruit par une explosion in­terne le 8 juin 1943 dans la baie d’Hiroshima. En revanche, les forces terrestres et aériennes, prévues pour s’opposer au premier élan de l’offensive alliée, furent envoyées en avant dans des zones critiques. En Nouvelle-Guinée, la contre-­offensive, lente et coûteuse en hommes, contre les restes des forces ja­ponaises qui avaient menacé Port Noresby-à partir de la ré­gion de Gona-Buna paraissait donner aux stratèges japonais une occasion inattendue pour lancer une offensive à grande échelle ; ils profitèrent de cette chance pour en­voyer des troupes, renforçant une position relativement fai­ble, sur la côte nord. Rien ne pouvait les arrêter, même pas la destruc­tion complète par l’aviation alliée d’un convoi de 30 000 hommes, au cours de la bataille de la mer de Bis­marck, le 3 mars 1943. Ce n’est, qu’en automne et en hiver de cette an­née-là que leur système de bases autour du golfe de Huon, à Lae, à Salamaua et à Finschhafen s’effondra sous les coups répétés de brillantes opérations aéroportées et amphibies du général Mac Arthur. De même, les très durs combats livrés à la même époque dans les Salomon centrales et septentrio­nales, contribuèrent à endormir les stratèges japonais dans l’idée que, en dépit de leurs pertes, le plan prévu pour user les forces alliées n’était pas si mau­vais.

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Cette illusion apaisante fut brutalement ébranlée par la grande offensive américaine dans le Pacifique central au cours de l’hiver 1943. L’effort sans précédent des États-Unis dans la construction navale avait, pendant l’automne et l’hiver de cette année-là, commencé à porter ses fruits au point que, en un peu plus de 6 mois, l’équilibre qui avait plus ou moins été atteint entre les forces des deux adversaires durant les combats de Guadalcanal, fut complètement et ir­rémédiablement renversé au profit des États-Unis. La ré­cente force de frappe que représentait la 5e Flotte sous les ordres de l’amiral Spruance était en mesure de s’opposer à toute force japonaise, quelle qu’elle soit ; la concentration en porte-avions de cette flotte permettait à Spruance de pas­ser en force à travers le système de positions défensives, celui que les stratèges japonais avaient jugé infranchissa­ble. Avec des escadrilles de 800 et bientôt de plus de 1 000 avions em­barqués à sa disposition, l’amiral se plaçait dans une situa­tion où il pouvait écraser les forces aériennes ad­verses en frappant à n’importe quel point du dispositif de défense ja­ponais pour neutraliser les positions clé, pour annihiler leur résistance sous la puissance d’une supériorité aérienne ab­solue et sous les effets des bombardements des canons de la flotte, inconnus jusqu’alors ; enfin, à partir des bases nou­vellement conquises, les forces américaines s’emparèrent du reste des positions japonaises dont certai­nes furent contour­nées et coupées de leur ravitaillement. De plus, grâce au sys­tème révolutionnaire des bases mobi­les de ravitaillement organisé dès les premières attaques, l’amiral Spruance fut à même de surmonter les difficultés logistiques qui, jusqu’à ce moment, paraissaient insurmon­tables et sur lesquelles les stratèges japonais avaient beau­coup compté ; finalement, il put conduire son offensive sans marquer de temps d’arrêt aussi loin qu’il le désirait.

Cette conception, entièrement neuve d’utiliser la puis­sance sur mer, bouleversait tellement les idées reçues que les stratèges japonais furent incapables de saisir im­médiate­ment sa signification profonde et ses conséquences. Ils se rendirent tellement peu compte de ce qui leur arrivait qu’ils ne comprirent pas que la prise des îles Gilbert corres­pondait à une forme entièrement nouvelle de la stratégie améri­caine ; ils considéraient cette avancée comme une simple at­taque de flanc, en liaison avec les offensives alliées aux Sa­lomon et en Nouvelle-Guinée. Les pertes des Marines à Ta­rawa, largement divulguées, contribuèrent à leur faire croire que tout allait conformément au plan prévu et que leurs avant-postes remplissaient avec succès leur mission d’user l’élan des contre-offensives alliées.

La conquête manifestement moins meurtrière de Kwajalein aux îles Marshall, ne fut pas suffisante pour atti­rer leur attention sur la réalité de la situation : Ce ne fut qu’après cette conquête que l’amiral Spruance s’attaqua très sérieusement et avec efficacité, à leur importante base na­vale de Truk, centre des opérations dans le sud-est ; c’est alors que, brusquement, ils réalisèrent clairement que l’ensemble de leurs plans de guerre avait été réduit à néant, sans rémission, en l’espace de trois mois, de la mi-novembre 1943 à la mi-février 1944.

En effet, la chute des positions-clé japonaises des Gil­bert et des Marshall signifiait plus que l’effondrement même de leur zone avancée de défense. Ce n’était, ni plus, ni moins, que l’échec complet de tout le système stratégique. Ce sys­tème, nous l’avons déjà vu, reposait à la fois dans sa phase défensive et offensive, sur un partage des fonctions entre deux éléments complémentaires d’une part, les forces terres­tres, aériennes et navales avancées et, d’autre part, la force centrale de réserve du gros de la flotte. Dans ce partage des fonctions, le rôle des forces avancées sacrifiées fut, non seu­lement de mettre en échec et de contenir l’adver­saire comme en 1943, mais, si elles ne pouvaient empêcher les contre-of­fensives alliées, de percer leur défense, elles se devaient, au moins, d’absorber le choc de celles-ci, de manière à infliger aux Américains des pertes telles que le gros de la flotte de bataille japonaise aurait l’occasion de lancer une terrible ac­tion dévastatrice.

Ainsi, quand les forces avan­cées ne purent contenir celles de l’amiral Spruance, et en­core moins les af­faiblir, non seulement, elles s’effondrèrent d’elles-mêmes, mais leur chute affecta gravement la puis­sance d’intervention du gros de la flotte de bataille japo­naise de réserve, laquelle se trouvait en état d’infériorité et ne pou­vait donc s’opposer, avec des chances de succès, à l’offensive de la marine américaine.

Ainsi, du fait de la défaillance de l’action retarda­trice et réductrice des forces avancées, les stratèges japo­nais avaient pratiquement, sinon de facto, perdu la maîtrise du Pacifique occidental, maîtrise qu’ils possédaient depuis Pearl Harbor et Kuantan. Privés de cet indispensable com­plément, la puissante flotte qu’ils avaient si minutieuse­ment conser­vée n’était plus en mesure de faire face à une attaque impré­vue. Sans avoir eu l’occasion de frapper une seule fois, elle a été réduite, du jour au lendemain, à l’état de fleet in being [2], encore capable d’exercer une action dissua­sive, mais soumise aux incertitudes attachées à cette situa­tion. Quelle que soit la solution envisagée par les stratèges japonais, le désastre était inévitable. S’ils décidaient de ris­quer le gros de leur flotte en tentant d’arrêter les mouvements de l’amiral Spruance, il est probable qu’elle serait défaite et que les stra­tèges japonais perdraient d’un coup l’avantage de l’effet dis­suasif qu’elle représentait sur la 5e Flotte. Si, au contraire, ils continuaient à conserver leur fleet in being, ils seraient incapables d’empêcher Spruance de conquérir leurs posi­tions, les unes après les autres, pour ensuite être contraints d’affronter la 5e Flotte dans des conditions encore plus défa­vorables.

En face de ce dilemme, les stratèges japonais furent incapables d’adopter l’une ou l’autre solution et restèrent assis entre deux chaises. A deux reprises consécutives, au moment où les Américains s’approchaient des Mariannes et de Leyte, ils lancèrent le gros de leur flotte, dans une tenta­tive désespérée pour les arrêter, mais, à chaque fois, ils étaient si indécis, agissant à contre-cœur au lieu de se lancer à fond dans l’entreprise, qu’ils sacrifièrent leurs meilleures forces inutilement, le restant devant périr lamentablement pendant les grandes offensives aéronavales de mars et de juillet de l’année suivante.

Un exemple très significatif de cette hésitation, pour choisir entre la conservation et l’utilisation de la flotte de bataille, nous est donné dans l’interview d’un porte-parole japonais spécialiste de questions navales, Ito Masanori, le 26 juillet 1944, à une époque qui se situe entre la bataille des Philippines et celle de Leyte ; ce porte-parole affirmait que le planificateur d’une bataille navale doit toujours conseiller de conserver ses propres forces en vue d’un af­frontement ulté­rieur et, en aucune façon, ne doit permettre de sacrifier le gros de sa force, aussi héroïque que cela puisse paraître.

L’échec de la flotte de bataille japonaise, dans sa ten­tative d’arrêter l’offensive américaine dans la partie centrale du Pacifique, a marqué la fin de la seconde phase dé­fensive de la stratégie originelle, exactement comme le repli de Gua­dalcanal fut la fin de la première phase offensive. Les ba­tailles de la mer des Philippines et du golfe de Leyte qui dé­montrèrent l’incapacité des Japonais à empêcher leurs ad­versaires de conquérir leur empire maritime furent les véri­tables actions décisives de la guerre du Pacifique. En 1904, si la flotte de Togo avait subi une défaite semblable, cela aurait signifié un immédiat effondrement de toute la stratégie ja­ponaise. En revanche, en 1944, la nouvelle arme aérienne, conjuguée avec les distances particulièrement grandes, ainsi que les zones étendues, paraissait laisser aux stratèges japo­nais une mince chance de faire traîner la guerre en longueur et d’échapper au désastre complet.

Comme l’offensive américaine venait des positions éparses japonaises conquises à la périphérie et se portait vers les masses continentales, cœur de l’aire japonaise : Ja­pon proprement dit, Philippines et Formose, elle entrait dans des zones qu’il ne serait pas facile d’isoler et dans les­quelles les adversaires pourraient concentrer et déplacer des forces terrestres et aériennes non négligeables ; ils uti­liseraient ces avantages pour freiner l’offensive américaine et rendre celle-ci si coûteuse pour l’assaillant que les Japo­nais, à la fin du conflit, bénéficieraient de quelque chose de mieux qu’une reddition sans conditions.

Ainsi, avec la bataille de la mer des Philippines, le Ja­pon perdait non seulement son plan de guerre originel, mais la guerre tout court ; le conflit, cependant, dura encore un an. Ce fut la fin de la stratégie, en tant que plan clair et ra­tionnel quand l’espoir d’arrêter les offensives américaines, en concentrant massivement des forces terrestres et aé­riennes, s’évanouit à son tour dans la longue, difficile et tou­tefois brillante campagne des Philippines. Mais l’entêtement fana­tique et la perte de tout espoir permirent aux stratèges japo­nais de continuer la lutte, bien que son issue ne puisse plus longtemps être mise en doute ; ce fut la bombe atomique qui força l’Empereur à mettre un terme à cette guerre insensée.

Ce qui, avec du recul, frappe le plus dans la stratégie japonaise, c’est son contraste avec celle d’Hitler. Les deux extrémités de l’Axe se trompèrent irrémédiablement dans leurs calculs, mais cela se fit dans des perspectives différen­tes et pour ainsi dire dans des directions opposées. Hitler envahit délibérément la Pologne avec un sentiment de su­périorité extravagant, afin de l’exploiter tant qu’il durerait. Il comprit qu’il ne pouvait plus longtemps espérer obtenir d’autres succès, uniquement en montrant sa force seule, mais il était sûr de pouvoir maîtriser le conflit qu’il avait si imprudemment déclenché et qu’il lui serait possible de pour­suivre une guerre d’agression dans une suite d’épisodes iso­lés. Quand ses calculs s’avérèrent faux, après la campa­gne de Pologne et qu’il se trouva

lui-même irrévocablement contraint de mener une lutte sans restriction pour sa survie, ce qu’il avait justement désiré éviter à tout prix, il survé­cut uniquement grâce aux succès constants de ses campa­gnes improvisées en Norvège et dans l’ouest.

Ces suites de victoires, remportées contre l’avis mû­rement réfléchi de l’état-major général, le tirèrent pour un temps des conséquences de ses erreurs mais, par la suite, le menèrent à sa perte en le confirmant dans sa mégalomanie stratégique et dans ses rêves de grandeur, alors qu’aucun de ses conseillers militaires n’était en mesure de le contrecar­rer ou de le tempérer efficacement.

Au premier coup d’œil, le comportement des stratèges japonais ne paraîtrait pas tellement différent.

Eux aussi, ils déclenchèrent délibérément la lutte contre la Grande-Bre­tagne et les États-Unis ; eux aussi le firent afin d’exploiter leur supériorité temporaire dans la préparation de la guerre mais, le sentiment et les motifs, derrière des actions d’apparence semblable étaient entièrement différents. Les stratèges japonais furent conduits, non pas par un opti­misme sans fondement, non pas par le désir du triomphe fa­cile, mais par la crainte et l’appréhension ; c’était la seule voie possible qui les tirerait de la difficile situation dans la­quelle ils s’étaient mis lors de l’incident chinois. Ils eurent si peu confiance dans une issue heureuse du conflit que leur planification minutieuse servait, d’abord et avant tout, à les convaincre eux-mêmes qu’ils avaient une chance de gagner pourvu que cette planification efficace ne les entraîne pas dans des aventures au-delà de leurs moyens.

Contrairement à l’absence complète d’un plan géné­ral chez Hitler, à ses improvisations aventureuses, à ses accès d’irresponsabilité, à ses refus obstinés de reconnaître ses re­vers, les Japonais, au contraire, avaient préparé soi­gneuse­ment cette guerre ; il s’en tinrent à leur idée géné­rale de guerre limitée d’après une planification de leur blitz­krieg initial mais aussi de leurs déploiements de force pro­longés qui le suivirent, tout cela dénotant chez eux une ap­proche incomparablement plus mesurée. Cependant, ces plans qu’eux-mêmes considéraient comme clairs et ration­nels, en­tièrement conformes aux leçons tirées de leur expé­rience passée, reposaient en réalité sur une profonde et complète méconnaissance de toute la situation politique et stratégi­que.

Les succès de leurs prédécesseurs dans les conflits contre la Russie et la Chine étaient dus à leur ex­ploitation intelligente de la supériorité unilatérale d’une puissance maîtresse de la mer sur un adversaire temporai­rement chassé de cet élément. La Russie et la Chine furent de gran­des puissances continentales et, une fois vaincues, se révélè­rent totalement incapables de compenser leurs échecs navals et de briser le cercle de fer dressé par les stratèges japonais.

Toutefois, à l’automne 1941, les stratèges japonais dé­cidèrent de se mesurer non pas à deux puissances conti­nen­tales, mais aux deux plus fortes nations maritimes et indus­trielles dans le monde ; ces stratèges, malgré leurs succès sans lendemain, n’espéraient jamais chasser l’une et l’autre nation de la mer et empêcher tôt ou tard le retour de leur écrasante supériorité. En d’autres termes, les stratèges japo­nais n’ont plus cherché à mener une guerre limitée contre une puissance continentale en l’imposant par la puissance navale mais, se servant de cette dernière, ils se sont attaqués à des puissances supérieures, essentiellement maritimes. Leur seul espoir de compenser cette infériorité reposait sur les difficultés auxquelles seraient affrontés les Américains dans leurs

contre-offensives, du fait des immen­ses distances à parcourir et du franchissement des défenses avancées aé­riennes japonaises. Quand tout cet espoir s’effondra au cours de l’hiver 1943-44, sous les coups d’une nouvelle force navale, le plan stratégique japonais n’exista plus.

Cependant, l’erreur des stratèges japonais fut infini­ment plus profonde. Les conflits avec la Russie et la Chine pouvaient être limités stratégiquement parce que qu’ils l’étaient politiquement et aussi parce que pour les Russes et pour les Chinois les intérêts en jeu étaient marginaux et ne concernaient qu’une classe dirigeante et non les populations dans leur ensemble. Ces classes dirigeantes étaient incapa­bles de mobiliser toutes les énergies de leurs empires res­pec­tifs pour la lutte et, quand l’issue des conflits leur fut défavo­rable, elles acceptèrent de traiter, même dans des conditions désavantageuses, plutôt que de prolonger une guerre qui commençait à réveiller les dissensions internes, risquant de les transformer en rébellion ouverte. Par ail­leurs, alors que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ainsi que toutes leurs forces, étaient confrontés à Hitler, les stra­tèges japonais ne pouvaient raisonnablement espérer les chasser de la mer et les empêcher de revenir, tôt ou tard, avec une supériorité écrasante. Tous ces aspects po­litiques et économiques de la guerre de 1940-1945 étaient ignorés des stratèges japonais ; ayant établi leurs plans sur une base purement stratégique, ils sous-estimèrent ou ils méconnurent, à leur grand dam, le tempérament de leurs adversaires ainsi que les répercus­sions désastreuses de l’attaque de Pearl Harbor. Mais, avant tout, ils évaluèrent mal le rapport étroit entre la conception politique et la conception stratégique du conflit, ce qui leur fit faire, politi­quement, une guerre à mort ayant le caractère d’un affron­tement racial absolu qu’ils avaient essayé de me­ner, straté­giquement, à une guerre limitée.

Clausewitz, le grand penseur militaire allemand, dit dans une de ses dernières pensées que la première chose et la plus importante comme la plus décisive pour un homme d’état ou un chef militaire est l’évaluation correcte de la na­ture de la guerre qu’il compte entreprendre, de manière qu’il ne se méprenne pas sur cette nature ou qu’il ne lui donne pas un caractère que les faits et les circonstances excluent, c’est en fait la démarche la plus exhaustive de la stratégie. Nous avons vu à quel point Hitler ignora ce prin­cipe ; quant aux stratèges japonais, ils se félicitèrent, pour leur part, de l’avoir suivi mais, avec la logique trompeuse de leur raison­nement, ils tombèrent dans l’erreur signalée par Clausewitz. Ils s’embarquèrent dans un conflit pour la poursuite duquel ils n’avaient pas les moyens ; ils se le cachèrent à eux-mêmes en essayant de le présenter comme quelque chose qui, du fait des circonstances, ne pouvait être une guerre limitée, ni poli­tiquement, ni stratégiquement.

 

[1] Attaque qui est le modèle de celle de Pearl Harbor.

[2] En stratégie navale, effet dissuasif qu’exerce une flotte puis­sante sur l’adversaire sans qu’elle ait à tirer un coup de canon, par le seul fait de son existence.

 

 

 



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