Tuur Ghys - « Les arbres technologiques: liberté et déterminisme dans les jeux de stratégie historique » (2012).
Référence:
Ghys, Tuur. Technology Trees: Freedom and Determinism in Historical Strategy Games, in Games Studies, volume 12, issue 1, september 2012.
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Les arbres technologiques (tech trees) sont au coeur même de la dynamique des jeux de simulation historique centrés sur le concept de l'évolution des civilisations. Tuur Ghys, un doctorant de l'université d'Anvers se livre ici à une étude comparative assez fine de la nature de cette structure du gameplay, dans une revue académique scandinave de game studies créée en 2001.
On peut déjà remarquer que les arbres technologiques sont une innovation dans les jeux vidéo introduite par les jeux de simulation historique. C'est en effet Sid Meier qui en inventa l'usage dès la première version de son jeu Civilization en 1991, en s'inspirant directement de l'idée du jeu de plateau du même nom, créé en 1980 par Francis Tresham. Mais l'impact de ces arbres technologiques va bien au-delà des jeux de simulation historique, puisque ce modèle a ensuite été repris et adapté par de très nombreux jeux appartenant à d'autres genres très populaires, notamment les jeux de rôle où il s'agit d'améliorer les skills (capacités) des personnages incarnés par les joueurs, ou même les FPS (First Person Shooter) pour l'amélioration progressive de l'armement. Il est impossible d'échapper aux arbres technologiques dans les jeux vidéos car ils rejoignent certains de ses éléments les plus structurants: l'upgrade et le level qui sont acquis progressivement dans le temps par l'expérience: la temporalité du jeu vidéo est une temporalité d'apprentissage.
Dans le contexte des jeux de simulation historique, ces arbres technologiques ont aussi une importance cruciale d'un point de vue épistémologique puisqu'ils introduisent un très fort hiatus entre la définition savante que nous apprend l'histoire des sciences (le déterminisme technologique est une idée fausse, l'évolution technologique des sociétés obéit à d'autres mécaniques) et sa représentation populaire. Ce décalage n'est donc pas factuel, mais purement conceptuel. On pourrait même se demander si les jeux vidéos ne renforcent pas avec une efficacité redoutable cette représentation faussée dans la mesure où ils fonctionnent un peu comme des cartes mentales (mind maps) ce qui nous renvoie encore aux théories de l'apprentissage. Il est d'ailleurs curieux que l'auteur ne fasse pas mention des cartes mentales, étant donné la très grande répétitivité de l'usage de ces arbres technologiques par le joueur qui doit s'en imprégner pour définir sa stratégie et sa prise de décision. En tout cas, il semble bien que le déterminisme technologique des jeux de stratégie obéit d'abord à une nécessité de gameplay, que Soren Johnson, concepteur de Civilization IV, explicite et assume:
“When making a game, players need a strong sense of deterministic progression. If they invest X turns researching gunpowder, then they can spend Y turns making musketeers, which will give them a big edge in combat by a certain year. These logical chains form the backbone of the gameplay, by giving the player a reason to choose one path over the other instead of flailing about randomly” (Entretien avec Soren Johnson, 14 avril 2011).
En même temps, Tuut Ghys en relativise la portée puisque ces arbres technologiques ne sont pas simplement technologiques, mais beaucoup plus riches et complexes. Ils introduisent aussi bien des machines (la machine à vapeur), que des techniques (la navigation), des sciences (la physique), des concepts religieux et des rites (polythéisme) et des formes d'organisation économique, politique ou sociale (guildes, féodalité).
En ce qui concerne la méthodologie employée par l'auteur, elle a consisté à définir un corpus de quatre jeux selon trois critères: leur temporalité élargie embrassant une longue période historique, la structure complexe de leur arborescence, et leur popularité (les quatre jeux sont en effet des bestsellers). L'étude examine donc Age of Empires (Ensemble Studios, 1997), Empire Earth (Stainless Steel Studios, 2001), Rise of Nations (Big Huge Games, 2003) et Sid Meier’s Civilization IV (Firaxis, 2005) L'investigation va au-delà de l'étude des jeux en eux-mêmes puisque Tuur Ghys s'est aussi entretenu avec les concepteurs des jeux en plaçant son analyse plus du côté de leurs créateurs que du côté de la pratique des joueurs. C'est donc une analyse synchronique qui laisse de côté un autre aspect intéressant de la question: l'évolution diachronique de ces arbres technologiques, en étudiant par exemple les changements apportés dans l'arbre technologique d'un même jeu dans ces différentes versions, le jeu Civilization se portant bien à ce type d'enquête.
Quelles sont les remarques essentielles de l'auteur ?
- En pointant les différences dans les structures d'arborescence des quatre jeux et en utilisant notamment leur degré de complexité via les opérateurs logique ET/OU ou la concaténation des connections, il constate une très grande variété et richesse d'approche et d'appréciation de l'évolution humaine décrite dans ces arbres technologiques. Il donne de nombreux exemples et on peut s'amuser ici en reprendre quelques-uns. La concaténation peut aboutir à des situations à la limite du cocasse puisque dans la longue chaîne proposée par Civilization IV, on aboutit au fait que la robotique procède du mysticisme, ces deux éléments étant reliés par l'intermédiaire d'une dizaine d'autres. Les liens de cause à effet sont parfois subtils: ainsi, toujours dans Civ IV, le plastique ou la fission mènent à l'écologisme en raison de la prise de conscience des populations aux risques environnementaux que ces découvertes induisent.
En terme de différentialisme technologique des civilisations il y a une très grande différence entre Civilization IV et Age of Empires, étant donné que dans le premier jeu l'arbre technologique est commun à toutes les civilisations même si certains éléments intégrés dans l'arbre sont propres à une civilisation donnée (le samouraï pour le Japon par exemple alors que l'élément standard des autres civilisations est le spadassin) tandis que le second jeu développe des arbres spécifiques à chaque civilisation, un modèle qui fera le succès du jeu de stratégie certainement le plus joué au monde actuellemment, Starcraft, un jeu de stratégie mais de science-fiction cette fois. Cette différenciation ne se fait pas sans certaines rigidités (les Grecs ne peuvent pas connaître le monothéisme) ou certaines entorses à l'histoire pour des raisons de contraintes de gameplay , la Perse ne bénéficiant pas de la monnaie, par exemple. Elle est dévolue à une autre civilisation ("parce que cela marchait mieux" selon les dires du concepteur) alors que son invention trouve son berceau en Lydie et que l'empire achéménide fut le premier à battre monnaie à grande échelle.
La variété se manifeste aussi dans le fait que l'innovation sociale ne procède pas forcément de l'innovation technologique, ce qui amoindrit là aussi la portée du déterminisme technologique de ces jeux, mais que l'inverse peut se produire. Dans Civ IV, la découverte du papier ne procède pas d'une technique préalable pré-requise comme le travail du bois, mais de la mise en place de l'administration ou de la théologie.
- Tuur Ghys mesure aussi les convergences dans les arbres technologiques de ces jeux, en calculant les "technologies" communes qui est d'environ un tiers. Non seulement ces convergences ne sont donc pas majoritaires, assurant à chaque jeu une certaine marque de fabrique originale et démontrant la liberté d'appréciation des concepteurs, mais en plus, de façon encore plus intéressante, leurs effets dans le gameplay sont différents et dénotent donc là aussi une polysémie dans le déterminisme technologique. Cela est particulièrement sensible dans le cas de deux inventions techniques majeure dans l'histoire de l'humanité que l'auteur présente de façon plus approfondie: l'écriture et l'imprimerie. Si l'on prend ce dernier exemple, l'imprimerie va avoir selon les jeux un impact préférentiellement lié à la diffusion du savoir et à la révolution scientifique, au développement économique ou à la réforme religieuse. Tuur Ghys relève aussi un dernier point assez curieux: la seule "technologie" qui est commune aux quatre jeux est... le monothéisme !
- Enfin, il repère aussi des manques importants. Aucun arbre technologique n'intègre d'une façon ou d'une autre la production textile qui fut pourtant une des bases du développement économique avec notamment les métiers à tisser pour la Révolution industrielle. Les innovations domestiques en rapport avec le travail des femmes, grandes oubliées de l'histoire dans ces jeux de simulation historiques assez machistes qui privilégient la conquête militaire et la domination politique, ne sont pas faciles à raccorder au gameplay par les concepteurs. Par la nature de la concaténation, ces arbres ne peuvent pas faire apparaître les technologies qui aboutirent à des impasses et disparurent sans postérité comme le zeppelin, par exemple.
Comme on le voit à travers cette étude, dont le titre est entièrement justifié, il n'est pas tant question de déterminisme technologique que de mécaniques de gameplay aux effets variés et riches de sens, qui, même si elles n'ont qu'un faible rapport avec la réalité de l'histoire des innovations techniques et sociales, imprègnent ces jeux d'une forme d'historicité incontestable. Il y a cependant certainement la place pour d'autres modèles d'arbres technologiques dans les jeux de simulation historiques. Lorsqu'on regarde la créativité des modders qui ont souvent proposé des alternatives aux arbres technologiques des versions de base de ces jeux, on s'aperçoit que ces alternatives ne changent pas la structure même de l'arbre mais en proposent une relecture, soit par un enrichissement, soit par une modification des connexions et des effets dans le gameplay. Des historiens qui se pencheraient sérieusement sur la question proposeraient sans aucun doute d'autres modèles heuristiques plus satisfaisants du point de vue de l'histoire.
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