Aller au contenu
  • billets
    21
  • commentaires
    61
  • vues
    444 967

"Dog eat Dog": la question coloniale et post-coloniale envisagée du côté des opprimés dans un jeu de rôle.

ElDesdichado

13 624 vues

Ressentiment ? non ; je ressens l’injustice, mais je ne voudrais pour rien au monde troquer ma place contre celle du bourreau et lui rendre en billon la monnaie de sa pièce sanglante
Rancune ? Non. Haïr c’est encore dépendre.
Qu’est-ce la haine, sinon la bonne pièce de bois attachée au cou de l’esclave et qui l’empêtre ou l’énorme aboiement du chien qui vous prend à la gorge
et j’ai, une fois pour toute, refusé, moi d’être esclave.

 

Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient. Ecrit en 1946, publié en 1958

 

(Ce billet est dédié à M.-P. D., historienne antiquisante, experte de l'Epire, amoureuse de la Grèce et des fortifications molosses mais aussi de la poésie)

 


Nous allons sortir aujourd'hui des limites habituelles de ce blog (le jeu vidéo) pour nous intéresser à un jeu de rôle papier extrêmement original dans sa démarche de simulation historique: Dog Eat Dog, qui supporterait assez bien une transposition numérique.

 

Il n'est pas très facile de rendre en français cette expression adjective, dont on comprend implicitement la signification, mais dont il est impossible de rendre l'image littérale en traduction française. Un "dog-eat-dog world", c'est un monde impitoyable, un monde sans pitié, un monde du chacun pour soi, un monde de chiens qui s'entre-dévorent.

 

Plus symboliquement encore, et il est difficile de déterminer si inconsciemment cela a joué un rôle dans le choix que le game designer a donné au titre de son jeu, on constate que "dog" est le palindrome de "god" ce qui nous renvoie à une catégorie de jeux qu'on appelle les god games, les jeux de simulation divine pour lesquels il est impossible de ne pas invoquer la figure du célèbre game designer quasi mythique Peter Molyneux, créateur du concept avec Populous (Bullfrog/Electronic Arts, 1989). Dans un god game, le joueur incarne une puissance divine qui influe sur la destinée des populations humaines. Socros a rendu compte du dernier avatar du genre, sorti il y a quelques semaines, Reus (Abbey Games, 2013), un jeu plutôt réussi pour lequel il propose

.

 

Toujours sur un mode analogique, la figure du chien, de la philosophie des Cyniques grecs (oi kunikoi, les Cyniques, signifient littéralement les chiens) où Diogène subvertit et critique les règles de la cité démocratique grecque en vivant dans un tonneau jusqu'à la culture punk, avec le punk à chien que Benoît Poelvoorde a incarné dans le film grolandais Le Grand Soir (Benoît Delépine/Gustave Kervern, 2012) l'année dernière, le chien est une figure de la dépossession. Le chien est un dépossédé actif, il nous montre les maladies de nos sociétés démocratiques, il est une révolte et le miroir déformant des impasses du capitalisme contemporain. Il est d'ailleurs réapparu dans la Grèce contemporaine avec Kanellos, le chien anarchiste, devenu l'icône de la contestation sociale.

 

On pourrait dire qu'un dog game est, à l'inverse d'un god game, un jeu qui met le joueur, dans un génial renversement de l'ordre du monde, à la place du dominé.

 

Dans Dog eat Dog, le dominé c'est le colonisé. Dog eat Dog est un jeu indépendant qui n'appartient pas aux circuits commerciaux classiques. Il a été financé en 2012 par le biais du crowdfunding (financement participatif), via la plateforme Kickstarter, pour à peine 5000 $. Le jeu a été conçu par Liam Burke, qui a commencé à travailler sur son projet en 2005.

 

Liam Burke appartient à ce qu'on appelle les hapas, un terme qui désigne aux Etats-Unis les métis amérasiens: son père est d'origine américano-irlandaise, sa mère est d'origine américano-philippine. Il va sans dire que le jeu Dog eat Dog puise son origine dans la question identitaire puisque la question du métissage dans la société américaine est terriblement complexe (Obama est évidemment l'exemple le plus frappant) et que l'émergence de l'affirmation de cette communauté amérasienne dans ses formes très diverses est très récente. Une communauté dont la constitution est liée autant au passé colonial des Etats-Unis (occupation des Philippines suite à la guerre hispano-américaine de 1898) qu'aux guerres impérialistes menées en Corée et au Vietnam pendant la Guerre Froide qui ont créé les conditions du métissage. Une communauté aussi qui a subi pour certaines de ces composantes une véritable oppression de la part de l'Etat ou des composantes de la société américaine pendant les périodes de guerre (on pense aux citoyens américains d'origine japonaise pendant la Seconde Guerre Mondiale, et aux citoyens américains musulmans d'origine proche et moyen-orientale depuis les deux guerres de l'Irak et la guerre en Afghanistan.

 

Dans le bien mal nommé melting-pot américain, les communautés amérasiennes font l'objet d'une perception et d'un traitement beaucoup plus ambivalent et complexe que les communautés afroaméricaines ou latinoaméricaines. Mais les représentations racistes sont omniprésentes, il suffit d'énumérer la longue liste des mots considérés comme des offenses pour les désigner dans le langage argotique : ABCD (American-Born Confused Desi) pour désigner les amérasiens dont les parents proviennent du sous-continent indien, Bananas (jaunes à l'extérieur, blanc à l'intérieur) pour désigner les Amérasiens acculturés, Buddhahead, qui semble désigner plutôt les personnes d'origine japonaise, Chee-chee pour les anglo-indiens et les Eurasiens et qui vient peut-être d'un mot hindi signifiant "sale", Chink pour ceux d'origine chinoise, Coolie qui trouve son origine dans l'immigration des travailleurs chinois sans qualification dès le XIXIème siècle et qui nous est plus familière par l'imagerie des Lucky Luke, Dink qui est apparu pendant la guerre du Vietnam pour désigner les autochtones, Gook qui a une histoire compliquée puisqu'avant de désigner de façon générique l'ennemi non-américain, il a été utilisé aux Philippines, en Corée et au Vietnam par les soldats américains, Haji qui fait référence à l'islam et désigne les Américains originaires des pays asiatiques musulmans, Pancake Face qui fait un peu penser de façon différente à notre "face de citron", Sideways ######, insulte sexuelle assez transparente et que j'éviterai de traduire, pour désigner les femmes amérasiennes spécialement d'origine chinoise, Slopey là aussi préférentiellement utilisé pour les personnes d'origine chinoise, Slant et Squinty en référence à la forme des yeux pour les personnes d'Extrême-Orient, l'inévitable Yellow, et enfin Zip/Zipperhead qui fut très utilisé par les soldats pendant les guerre de Corée et du Vietnam et que l'on retrouve dans tous les grands films de Stone, Coppola et Kubrik consacrés à la guerre du Vietnam.

 

Liam Burke met le concept de l'occupation au coeur du jeu en posant comme règle de base un principe intangible: l'autochtone est inférieur à l'occupant. Cette occupation peut prendre de multiples formes aussi bien militaire, que politique qu'économique (et pourquoi pas sous la forme du tourisme notamment). Un joueur incarne la force d'occupation, tandis que tous les autres joueurs jouent les autochtones qui doivent définir une stratégie pour en finir avec le régime d'occupation. Ils auront une gamme très large de réactions, qui peuvent passer par l'assimilation, l'acculturation ou par la révolte en lançant l'amok (l'amok ayant fasciné pas mal d'écrivains, je renvoie à quelques chefs d'oeuvre de la littérature, la nouvelle de Stefan Zweig, bien sûr, mais aussi le roman de Joseph Conrad et le recueil de nouvelles de Somerset Maugham). De son côté l'occupant tente de maintenir le contrôle, mais le conflit sera inéluctable puisqu'il est inhérent à toute forme d'occupation coloniale.

 

Encore plus intéressant, comme la plupart des jeux de rôle, Dog eat Dog est un jeu ouvert, c'est-à-dire que l'on peut élaborer soi-même des scénarios très différents sur cette trame de base, autant de scénarios qui ont pu correspondre à des situations historiques ou des situations actuelles. Ces scénarios forment la deuxième étape du projet de Liam Burke, sous le nom d'Asocena, un plat traditionnel philippin à base de... viande de chien.

 

Chris Cheen, un bloggeur spécialisé dans le gaming contre-culturel et subversif appelé "Deeper in the Game - From Geekdom to Freedom" a bien restitué la philosophie du projet de Liam Burke: "Dog eat Dog n'est pas un jeu sur les modalités du vol des ressources par le colonialisme; c'est un jeu sur le vol des identités par le colonialisme. Qui étiez-vous, qui êtes-vous, et qui pouvez vous être ? C'est ce qui a été volé, et Dog Eat Dog est un jeu sur ce que vous portez en vous."

 

Ce petit jeu qui semble sans prétention est une extraordinaire subversion de la façon dont la question coloniale est (mal)traitée dans les jeux de stratégie historique. Depuis le jeu Colonization de Sid Meier dans les années 90, le modèle exclusif est de faire jouer au joueur la puissance coloniale. Il faudrait regarder notamment de plus près comment la récente extension (nommée de façon très conradienne Heart of Darkness, Paradox Interactive, 2013) du meilleur jeu de simulation historique sur la période coloniale, Victoria II (Paradox Interactive, 2010), modélise des mécanismes insurrectionnels dans les pays colonisés, en sachant que le jeu ne permet pas de jouer un territoire occupé. Mais là j'ai besoin de l'avis des gamers qui ont testé le DLC Heart of Darkness...

 

En tout cas, appliqué à la didactique de l'histoire, ce jeu est très prometteur, de par sa simplicité d'accès et l'ouverture mentionnée à toute forme de scénario. Que se passerait-il si des enseignants d'histoire utilisaient ce support pour traiter la Guerre d'Algérie ou, dans le champ de l'Histoire Immédiate, l'occupation israélienne des territoires palestiniens ? Ce sont les deux scénarios sur lesquels j'ai personnellement envie de travailler.

 

On peut aussi lire un entretien de Rebecca Mir avec Liam Burke sur l'excellent site de réflexion consacré à la ludification de l'Histoire, Playing the Past qui m'a fait découvrir ce jeu.



6 Commentaires


Commentaires recommandés

intéressant comme concept. un autre cas, un peu différent où l'on joue le "dominé" c'est CK2 lorsque l'on est un vassal.

The Guild également dans une moindre mesure car il s'agit là d'une échelle sociale à l'intérieur d'une ville où l'on peut occuper différentes positions (du chef des voleurs locaux au maire en passant par différents postes de notables).

Partager ce commentaire


Lien vers le commentaire

oui je vois ce que tu veux dire: le joueur peut incarner un vassal qui a la possibilité de révoquer sa fidélité, se révolter contre son suzerain et rendre son fief indépendant avant de l'étendre ; ou qu'il peut trouver les stratégies matrimoniales adéquates pour modifier les relations de pouvoir. Mais en fait, les relations féodo-vassaliques se font à l'intérieur du même groupe social dominant des milites, des guerriers. Des relations qui sont basées sur le contrat et la réciprocité : je te donne un fief, tu  me donnes aide militaire et conseil.

 

Les vrais dominés au Moyen-Âge sont les paysans. Le dernier DLC "The Old Gods" a essayé de donner un peu plus d'importance et de consistance aux révoltes paysannes dans le jeu, même si ça ne va pas encore très loin et que l'on ne peut pas rendre jouable ce groupe social, ce qui est en même temps assez logique puisque à aucun moment ils n'ont disposé d'un pouvoir politique ou économique quelconque, contrairement aux  marchands qui entrent dans le critère de jouabilité avec le DLC sur les républiques marchandes oligarchiques mettant en valeur les cités-Etats de l'époque médiévale.

 

Je ne sais pas trop ce que font les joueurs avec ces soulèvements paysans, s'ils se contentent d'écraser la révolte et d'exécuter le meneur... Pour ma part, lorsque le leader de la révolte présente un haut niveau de martialité et que ses traits sont intéressants, je le libère, ce qui le fait entrer dans ma cour, même si le malus d'opinion négative est à son maximum de - 100, puis je le vassalise en lui accordant un ou plusieurs fiefs pour le sortir du malus. Quand tu as le temps, il faudrait regarder dans le code quelles sont les conditions du déclenchement de la révolte. J'aimerais bien déterminer la part des différences culturelles et religieuses et la part des taxes et formes de spoliation économique  dans le mécanisme du déclenchement. A moins qu'il y ait d'autres critères qui soient pris en compte et que je n'ai pas compris ?

 

Et toi qui connait à fond la vanilla comme les mods de CKII, est-ce qu'il y a eu des tentatives de modéliser des formes d'aléas climatiques (étés pluvieux, hivers rigoureux...) provoquant des famines et des crises de subsistance ?

 

Pour The Guild, merci pour cette réf, je vais jeter un coup d'oeil je n'ai jamais joué à ce jeu. En tout cas, toi qui a de grandes oreilles vidéoludiques :), je suis preneur de toute situation qui prend en compte les situations de domination d'une façon alternative.

Partager ce commentaire


Lien vers le commentaire

je regarderai les fameux events qui lancent les révoltes mais je pense qu'ils reposent avant tout sur le risque de révolte, et trie ensuite les situations selon ce qui pèse le plus dans le risque de révolte.

 

pour les aléas climatiques il y en a dans le mod Magnate Lords et je suis en train d'en introduire dans L3T (bonne/mauvaise récolte et saison de pêche) qui se répercute sur la valeur de risque de révolte, la base taxable et l'efficacité du recouvrement  et liquidation des taxes.

Partager ce commentaire


Lien vers le commentaire

Pour the guild, même en jouant le paysan tu es pas trop gêné par les notables de la ville je trouve, tu as pas vraiment cette impression de dominé-dominant.

Partager ce commentaire


Lien vers le commentaire

c'est vrai mais tu évolue tout de même dans un environnement où tu n'es pas le maître et régit par un certain nombre de règles et lois (bizarrement on ne peut pas détrousser un bourgeois ou tabasser quelqu'un en pleine rue sans que la garde ne te prenne en chasse).

quoiqu'il en soit je le nommais surtout dans l'optique où on ne joue pas la classe dominante, Dieu ou un souverain omniscient et omnipotent^^

Partager ce commentaire


Lien vers le commentaire
Invité
Ajouter un commentaire…

×   Vous avez collé du contenu avec mise en forme.   Restaurer la mise en forme

  Seulement 75 émoticônes maximum sont autorisées.

×   Votre lien a été automatiquement intégré.   Afficher plutôt comme un lien

×   Votre contenu précédent a été rétabli.   Vider l’éditeur

×   Vous ne pouvez pas directement coller des images. Envoyez-les depuis votre ordinateur ou insérez-les depuis une URL.

  • En ligne récemment   0 membre est en ligne

    Aucun utilisateur enregistré regarde cette page.

×
×
  • Créer...