le modding et l'appropriation populaire de l'Histoire: l'exemple de Crusader Kings
12 avril 1997. Le général Charles Krulak, commandant du corps des Marines aux Etats-Unis, rédige un MCO (Marine Corps Order) ayant pour objet: Pensée militaire et exercices pour la prise de décision:
"L'usage des innovations technologiques, comme les jeux de guerre sur PC, présente un gros potentiel pour le développement des capacités de prises de décision chez les Marines, particulièrement quand le temps et les occasions de mise en place d'entraînement réel sont limités. La politique définie dans le présent texte autorise les Marines à utiliser les ordinateurs du gouvernement pour des wargames qui auront été validés. (...)
Le bureau de modélisation et simulation du Corps des Marines et la Division Education gère un catalogue des jeux de guerre sur PC qui ont été évalués et jugés utiles pour un usage par le Corps des Marines. Ce bureau identifie aussi les jeux commerciaux modifiés pour un usage spécifique par le Corps des Marines, et développe d'autres jeux de guerre originaux et sur mesure. Ces ressources sont aussi disponibles via l'internet à partir du bureau de modélisation et simulation du Corps des Marines. (...)
L'usage des jeux de guerre PC sur les ordinateurs du Gouvernement fait l'objet de quelques restrictions nécessaires. Cet Ordre remplace la politique précédente qui interdisait de jouer sur les ordinateurs du Corps des Marines. Les officiers peuvent désormais autoriser l'utilisation des ordinateurs du gouvernement pour la liste des jeux du catalogue.
Le détour par ce document me semble nécessaire pour comprendre deux faits presque contradictoires, qui sont très éclairants:
- On trouve là une des origines les plus précoces et les plus abouties du serious game informatique, dont l'origine est donc militaire. A cela rien d'étonnant puisque les jeux de guerre, nés avec la même préoccupation de simulation, d'entraînement et de formation que celle décrite dans le MCO du général Krulak, sont les premiers serious games: ils ont été inventés par l'état-major prussien dès le début du XIXème siècle pendant les guerres napoléoniennes (le fameux Kriegspiel) avant d'être imités par tous les états majors des grandes puissances militaires après la guerre de 1870. Il est aussi à noter que le jeu initial Kriegspiel de 1811 a fait l'objet d'une adaptation par Guy Debord, le jeu ayant toujours fait l'objet d'une attention soutenue dans les avant-gardes artistiques et politiques (on pense aux surréalistes comme aux situationnistes). Le Jeu de la Guerre de Debord a lui même fait l'objet d'une transposition numérique que l'on peut trouver et télécharger à cette adresse.
- En même temps, le document nous fait entrer de plain-pied dans le phénomène du modding, qui est une modification autorisée d'une partie du code source d'un programme informatique. Le modding est un phénomène social massif dans le monde du jeu vidéo qui mérite une étude fouillée à part entière et sur lequel je serai amené à revenir de très nombreuses fois, tant les conséquences, aussi bien sur le plan cognitif (qui nous intéresse ici dans les limtes de cette analyse) que juridique (il reconfigure en profondeur la notion de copyright) que social et économique (le modding fait partie du business plan dans l'élaboration des jeux commerciaux et est intégré aussi bien dans le marketing que dans la Recherche & Développement de ces jeux, le modding fait apparaître une subversion de la notion classique du Travail puisque c'est une forme de travail gratuit qui est récupéré par les entreprises créatrices de l'industrie du jeu vidéo) sont vertigineuses.
Dans le texte de Krulak, le modding ne s'appelle pas encore modding, on parle de "customized commercial games" qui apparaissent donc dans les années 90, plus précisément avec un jeu extrêmement important dans l'histoire du jeu vidéo: Doom (id software, 1993) qui a révolutionné non seulement le gamedesign, mais aussi le gameplay et la structure même de l'industrie du jeu vidéo. C'est d'ailleurs le jeu Doom qui fera le premier l'objet d'une customization par le Corps des Marines, sous le nom de Marine Doom, dès 1996, le MCO de Krulak validant finalement la démarche initiée quelques temps auparavant. Id software libéra officiellement le code en 1997.
Conclusion: le même jeu a servi de terrain de manoeuvres initial aussi bien pour la famille des serious games que pour la pratique du modding dans les jeux vidéo de l'entertainment...
Pour comprendre comment fonctionne le modding et quelles sont les conséquences qu'il a en terme d'appropriation de l'Histoire par des personnes qui ne sont pas forcément des professionnels de l'Histoire, j'ai choisi d'utiliser la licence d'un jeu vidéo de simulation historique extrêmement réussi et très original dans sa conception: Crusader Kings II (Paradox Interactive, 2012). Pourquoi choisir ce jeu ? Au-delà de l'intérêt de son contenu et de ses mécanismes de jeu, c'est le jeu qui draine, et de loin, le plus d'activité dans le réseau RGS qui héberge ce blog. C'est aussi un jeu qui n'est pas facile d'accès pour ceux qui ne connaissent de l'univers des jeux vidéos que les jeux triviaux ou les FPS: il demande de la part du joueur un effort particulier pour en pénétrer la logique, qui le fait entrer dans une réalité historique assez exotique, le Moyen Âge, une période historique qui n'est pas aussi bien représentée que l'Antiquité ou l'histoire contemporaine dans les jeux vidéo. C'est un jeu récent, ce qui fait que les activités de modding n'ont pas la profusion que l'on rencontre sur d'autres jeux de simulation historique comme Rome Total War (Creative Assembly, 2004) ou la série des Civilizations de Sid Meier (Firaxis). Enfin c'est un jeu dont la thématique historique me poursuit: le premier article de game studies que j'ai écrit en 1999 dans une revue concernait le jeu Croisades. Conspiration au Royaume d'Orient (Index +, 1997) sous le titre "Croisades ou l'énigme dans l'acte pédagogique" !
Dans Crusader Kings, le joueur n'incarne pas un personnage, mais plutôt une dynastie régnante, puisqu'il est amené à gérer une succession de personnages appartenant à la dynastie dont il a choisi de jouer la destinée. Le point de départ habituel est 1066, nous plongeant en plein coeur de la mutation féodale du XIème siècle, mais on peut aussi commencer plus tard à la veille de la guerre de Cent Ans, et depuis la sortie très récente de la dernière extension, plus tôt, en 867 au moment de la décomposition de l'empire carolingien et de l'apparition des premières formes de relations vassaliques, dans un contexte de bouleversements politiques et d'insécurité maximale qui créent les conditions futures de l'incastellamento et de l'éparpillement des pouvoirs politiques.
On peut jouer à tous les échelons de la pyramide féodo-vassalique, en prenant comme point de départ l'un des milliers de personnages qui peuplent le grand monde de l'immense base de données de Crusader Kings, un comte, un duc, un roi ou carrément l'empereur du Saint Empire Romain Germanique. On peut jouer un personnage de n'importe quelle religion aussi bien un suzerain ou un vassal catholique (susceptible d'ailleurs de tomber dans l'hérésie) qu'un orthodoxe dans l'empire byzantin, qu'un musulman dans l'une des entités politiques de l'islam, mais aussi un monophysite ou un zoroastrien en Perse, par exemple, sans compter les nombreuses religions des personnages païens dans les pays nordiques et slaves par exemple. Le personnage joué dispose de caractéristiques de personnalité très variées et très nombreuses, positives ou négatives (pour les éléments négatifs, les traits de caractère sont basés en partie sur les sept pêchés capitaux, donnant "avare", "glouton", "concupiscent", "envieux" etc...). Ce personnage va être éduqué, grandir, se marier (les stratégies matrimoniales sont déterminantes dans le jeu), avoir des enfants, régler l'épineux problème de la succession (selon qu'on soit en partage salique, en primogéniture, ultimogéniture ou système de monarchie élective), se battre contre d'éventuels concurrents, consolider son territoire, mener croisade si le pape lance une guerre sainte ou si le calife lance le Djihad, vieillir et mourir. Le jeu se temine à la date de 1453, après des dizaines d'heures de jeu.
La carte est elle aussi très détaillée et utilise le nouveau moteur graphique assez original de la maison Paradox Interactive: Clausewitz Engine. Elle va de l'Islande et des pays scandinaves jusqu'au au Mali et à l'Ethiopie du Nord au Sud, de l'Espagne jusqu'aux confins de la Perse d'Ouest en Est. Une carte qui contient des centaines d'entités politiques différentes jouables.
Je ne vais pas plus loin dans le détail du contenu du jeu dont on aura compris l'incroyable complexité et l'entremêlement des dizaines de paramètres à prendre en compte (je n'ai même pas parlé de l'aspect militaire de l'ost, ou de la prise en compte des progrès technologiques et culturels, ou du déclenchement d'événements historiques qui relancent la dynamique du jeu à intervalles réguliers, la menace bulgare, l'émergence des Seldjoukides, l'invasion mongole du XIIIème siècle, la Peste Noire, par exemple): le jeu a parfaitement réussi son objectif d'immersion dans une réalité historique complexe et mouvante sur plusieurs siècles, et dont l'historicisation est poussée très loin, caractéristique de tous les jeux Paradox Interactive qui sont les spécialistes en ce domaine. Evidemment les historiens pointilleux objecteront que les terres d'Islam n'ont jamais connu de systèmes féodo-vassaliques, que la pronoia des Byzantins obéit à un schéma différent, mais n'oublions pas qu'un jeu obéit à des contraintes de gameplay dont le but n'est pas de reconstituer toute la réalité historique, mais de l'approcher suffisamment pour rendre le jeu crédible et valable. D'autant que le travail sur les personnages historiques est réel et que la base de données contient des dizaines de personnes qui ont réellement existé avec un lien vers leur fiche wikipédia quand elle existe.
Le modding intervient quand les joueurs qui sont aussi des programmeurs capables de lire le code source cherchent à modifier le jeu. Car le joueur est un individu parfois très exigeant et très créatif, il s'interroge sur la matière même du jeu, repère ce qu'il considère comme des défaillances.
Le serveur de Paradox contient une liste de tous les mods qui ont été développés ou sont en cours de développement et qui sont partagés entre les joueurs pour modifier la version de base du jeu, qu'on appelle la vanilla. Cette Master List a servi de support pour la brève analyse qui suit, elle est très pratique pour dresser une typologie des mods de Crusader Kings et pour comprendre en quoi ils sont facteurs de construction et de production de connaissances. Un certain nombre de contributeurs sont des membres français du réseau RGS, mais il faut bien imaginer que les joueurs forment une espèce d'internationale, et que chacun développe un mod souvent en fonction de ses origines géographique, religieuse, culturelle. Il y a une construction identitaire du savoir, le jeu servant de déclencheur qui leur fait prendre goût à leur propre passé, ou les amène à découvrir des pans entiers de l'histoire. C'est un outil d'une puissance absolue pour l'appropriation de l'Histoire, en dehors de tout canal scolaire et académique, et peut-être même une préfiguration de la modalité dont la construction des connaissances en histoire est appelée à se développer. Les game studies aux Etas-Unis ont déjà balisé ce virage cognitif d'une culture de la consommation à une culture de la participation avec l'avènement du web 2.0.
La plupart de ces mods ont pour finalité de rendre l'historicité du jeu encore plus grande que celle conçue par les développeurs officiels du jeu. Les moddeurs sont identifiés, comme il est de mise dans l'univers vidéoludique par des pseudos anonymes.
- il y a un travail de géographie historique particulièrement conséquent, de la part notamment des moddeurs français : ainsi pixies57 que l'on connait aussi sur RGS sous le pseudo de The_Dude a revu et corrigé les limites des fiefs dans le mod Europa Divisa ce qui demande un travail de recherche historique de bénédictin autant que de maîtrise du code-source concernant la carte du jeu. Il a rajouté aussi les entités féodales qui respectaient mieux l'histoire sur une carte pourtant déjà très détaillée. De son côté, Arko et elryck se sont intéressés à la géographie physique de la carte, rectifiant et améliorant notamment le réseau hydrographique ou les éléments orographiques lorsqu'ils étaient approximatifs dans le jeu de base.
- il y a un travail passionnant autour de l'héraldique mené par le très prolifique Arko dans le mod "Armories ARKO Pack" qui est très significatif de la manière dont le jeu amène à la découverte et à la maîtrise d'une science annexe de l'histoire assez pointue et négligée, le but étant là aussi de rendre fidèles à l'Histoire les blasons figurés dans le jeu. Arko est devenu à travers la réalisation de son mod un lecteur attentif de l'oeuvre de Michel Pastoureau.
- il y un travail de généalogie historique pour compléter la base des personnages avérés de l'Histoire présents dans Crusader Kings mené par elryck.
- On compte près d'une centaine de mods différents dans la Master List, recensant donc l'activité sur 18 mois à peine de joueurs/modders, des projets qui ne sont pas tous forcément aboutis mais dont la plus grande partie concerne la véracité historique du contenu du jeu, dans tous les compartiments du gameplay, en le complexifiant toujours plus, certains rajoutants des événements aléatoires à fondement historique; d'autres des traits de personnalité nouveaux pour les personnages; un autre, constatant l'absence du judaïsme dans le jeu, fait apparaître cette nouvelle composante dans les cours seigneuriales du monde chrétien et musulman, et reconstitue l'histoire du royaume juif khazar, dont l'historien israélien Shlomo Sand nous avait entretenu dans son livre Comment fut inventé le peuple juif ? au cours d'un entretien radiophonique sur Radio Zinzine en 2008. Certains de ces mods proposent aussi une ouverture imaginative autour d'oeuvres de fiction de la littérature populaire d'heroic fantasy: on trouve un mod qui est une adaptation particulièrement réussie de la fameuse série A Game of Thrones de George R.R. Martin, la mécanique du jeu se prêtant bien avec sa gestion d'une foule de personnages en même temps, à une transposition ludique.
On l'aura compris, il est difficile de faire mieux que le modding pour s'approprier l'Histoire. Les modders de Crusader Kings, mais aussi les simples joueurs, tiendraient la dragée haute à n'importe quel étudiant d'histoire en L3 dans un EC consacré à la féodalité ou aux grands ensembles géopolitiques du Moyen-Âge. Certains estimeront peut-être que l'histoire ce n'est pas seulement du factuel, c'est avant tout un mode de raisonnement, une méthode critique, une argumentation, une connaissance de l'historiographie. Cela semble évident mais après tout, les étudiants en classes prépas pour l'Ecole des Chartes - du moins c'est ainsi que cela se déroulait lorsque j'y suis passé au début des années 80 - apprennent par coeur aussi les noms de tous les évêchés, des préfectures et des sous-préfectures. Il y a une culture historique que ces jeux promeuvent avec beaucoup de précision en dehors de tout circuit académique, qu'il serait suicidaire de négliger ou de mépriser.
Allons plus loin. Le moddeur Arko ouvre la voie à une autre catégorie de mod, à travers son projet en cours LCDA, La Couronne Des Alpes dont on peut suivre le work in progress sur le secteur dédié: il s'agit cette fois de modifier entièrement l'environnement du jeu. Pour mettre en évidence les particularités de certains aspects de la féodalité dans les régions montagneuses des Alpes et alentours, il crée de A à Z, en utilisant le moteur Clausewitz de Paradox, une nouvelle carte régionale, plus petite dans sa superficie réelle, mais aussi plus exacte dans la constitution de ses éléments puisqu'on peut y placer à l'échelle locale les cités, les chateaux, les monastères, les églises, puis y implanter les lignages tels que les archives nous permettent de les reconstituer, et enfin créer des mécanismes de jeu adaptés (notamment l'importance des cols) qui ne se trouvent pas forcément dans le code source, un code "textuel" qui est très accessible même pour des néophytes. Imaginons un historien médiéviste qui donne comme exercice un travail similaire à ses étudiants en histoire: ne nous trouvons pas là dans une démarche proprement historienne ? Alors, avant que les développeurs de Paradox Interactive n'en viennent à embaucher Arko qui connait le code source comme sa poche et sait le programmer, l'université française devrait penser à employer ses talents, dont le travail sera autrement plus valide et pertinent que de financer et de sous-traiter la création d'un serious game un peu débile venu tout droit d'un spécialiste en communication inculte en histoire... Cela coûterait aussi beaucoup moins cher.
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