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Retour sur le contrefactuel en Histoire par le détour de ce qu'en dit la théorie littéraire

ElDesdichado

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« L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais qui forme celui qui est plein “d’à-présent”. Ainsi pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé “d’à-présent” surgi du continu de l’histoire. La Révolution française s’entendait comme une Rome recommencée. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. C’est en parcourant la brousse de l’autrefois que la mode flaire le fumet de l’actuel. Elle est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s’effectuer que dans une arène où commande la classe dirigeante. Effectué en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution telle que l’a conçue Marx. »

Walter Benjamin. Thèse XIV sur le Concept d'Histoire.

On ne fait pas l'histoire avec des si ! est une phrase rituelle antipédagogique qui revient souvent impérieusement dans la bouche des enseignants lorsque les élèves utilisent spontanément le raisonnement contrefactuel, évacuant brutalement la question ingénue de l'enfant, claquemurant la part de l'imaginaire enfantin dans l'appréhension des faits du passé, l'Histoire scolaire se présentant comme une science de l'événement qui ne souffre aucune discussion, ce qui explique en grande partie sa magistralisation.

Comme l'usage de la pensée contrefactuelle est au coeur du game design et du game play des jeux vidéo de simulation historique, il est peut être intéressant de regarder en quoi la théorie littéraire peut nous aider à en comprendre les mécanismes dans l'écriture de l'Histoire.

Je me sers ici des travaux de Bérenger Boulay, qui a soutenu sa thèse "Poétique et rhétorique du récit historiographique: pour un nouveau discours de l'Histoire" en 2011 à Paris VIII (Carlo Ginzburg faisait partie du jury). Le site internet de recherche en littérature Fabula rassemble en effet quelques éléments sur l'histoire contrefactuelle à l'intérieur d'un séminaire et d'un atelier de théorie littéraire "Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps" . Au cours de la séance de juin 2007, Bérenger Boulay a réalisé un exemplier commenté intitulé L'Histoire au risque du hors-temps, à partir de l'oeuvre maîtresse de Fernand Braudel sur La Méditerranée et le monde méditerranéen, dont une partie concerne l'histoire contrefactuelle.

La démarche qui consisterait à passer l'écrit historique au crible de l'usage que font les historiens du mode conditionnel, de la conjonction de condition "si" et de la proposition conditionnelle semble particulièrement féconde. Il ne s'agit pas tant d'histoire contrefactuelle telle que Niall Ferguson l'a posée en tant que genre historique à part entière dans son essai Virtual History: Alternatives and Counterfactuals (1999) que des échappées contrefactuelles qui sont inhérentes au mode spéculatif en oeuvre dans le travail des historiens.

Un peu plus récemment, la revue Acta Fabula consacrait en juin-juillet 2011 un dossier sur l'historiographie : Faire & refaire l'Histoire, dans lequel Bérenger Boulay proposait une nouvelle contribution ""Avec des « si » & des « -rait ». Comment on récrit l’Histoire" où, de Paul Valéry à Cornelius Castoriadis, en passant par Walter Benjamin et Roland Barthes, il examine comment l'histoire de ce qui n'a pas été est envisagée. Curieusement, il évoque bien l'ouvrage de Rowley et d'Almeida qui en ont fait un usage récréatif et grand public, mais le livre de Ferguson, qui en est pourtant la matrice et qui ne se présente pas quant à lui comme une récréation d'historien mais bien comme la définition d'un genre à part entière de l'écriture historique, semble avoir échappé à ses investigations.

De son côté, Maxime Abolgassemi, qui enseigne le français et la philosophie en classes préparatoires au lycée Chateaubriand de Rennes, proposait d'autres pistes très bien documentées dans son article "La pensée contrefactuelle de l'histoire. Corneille, Marx, Chateaubriand" .

Enfin, à aucun moment dans ces contributions, ne sont évoqués les usages idéologiques, dangereux et aberrants du raisonnement contrefactuel dans les productions complotistes et négationnistes ("Et si l'Histoire ne s'était pas passée telle qu'on nous la raconte ?") qui ont un énorme impact sur l'opinion, surtout depuis l'attentat du 11 septembre, et dont une grande partie du discours consiste à essayer de faussement démontrer que l'Histoire véritable est cachée, que l'Histoire telle qu'on nous la présente est manipulée, un sentiment qui fait des ravages et dont la portée décrédibilise l'Histoire aux yeux de l'opinion commune, tout en autorisant tout un chacun à remodeler l'Histoire sur le mode du complot, autre forme populaire d'appropriation de l'Histoire.



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