"Fais en sorte qu'ils s'instruisent en jouant": Dialectique et Rhétorique de l'Histoire chez Platon et Aristote appliquées à la théorie du Jeu
Dans la Cité idéale platonicienne, l'éducation des futurs Rois-philosophes occupe une part déterminante. Un passage du Livre VII de La République mérite d'être relevé:
"L'arithmétique, la géométrie, et toutes les sciences qui doivent servir de préparation à la dialectique, seront donc enseignées à nos élèves dès l'enfance, mais cet enseignement sera donné sous une forme exempte de contrainte.
Pourquoi donc ?
Parce que l'homme libre ne doit rien apprendre en esclave ; en effet, que les exercices corporels soient pratiqués par contrainte, le corps ne s'en trouve pas plus mal, mais les leçons qu'on fait entrer de force dans l'âme n'y demeurent point.
C'est vrai.
Ainsi donc, excellent homme, n'use pas de violence dans l'éducation des enfants, mais fais en sorte qu'ils s'instruisent en jouant : tu pourras par là mieux discerner les dispositions naturelles de chacun." (La République, Livre VII, 536d-537a, le texte grec avec la traduction de Victor Cousin en vis à vis est consultable sur le site de remacle.org, mais j'ai utilisé la traduction de Robert Baccou chez Garnier-Flammarion page 295, 1966).
Chez les Grecs, l'éducation (paideia) et le jeu (paidia), formés sur la même racine pais, l'Enfant, ne différaient donc que d'un epsilon. Pais est la forme grecque d'une très ancienne racine des langues européennes, que l'on retrouve dans puer en latin et putrah en sanscrit. Etrangement, nos langues romanes ont zappé le puer/pais dans la définition des âges de la vie, où l'on passe directement de l'enfance à l'adolescence sans passer par la période puérile, alors que les Grecs et les Romains distinguaient entre brephè/infantes et éphèboi/adulescentes les paides/pueri. Cet escamotage s'explique par une extension de sens du terme infans, qui signifiait pourtant précisément par la négative "celui qui ne parle pas". Ces convergences étymologiques entre l'éducation et le jeu ne s'arrêtent pas là. Chez les Romains, le ludus (jeu) a fini par désigner, sans doute par litote ou par antiphrase, mais aussi certainement, par une conception particulière de l'apprentissage très moderne finalement, le lieu d'études, l'école. On retrouve exactement la même situation chez les Grecs, puisque la scholè, avant de désigner l'Ecole comme lieu d'enseignement, signifiait le repos, le loisir, la libre occupation, dans le même schéma qui distinguait l'otium du negotium, dans les activités humaines, la forme négative du negotium, du négoce, nous rappelant que le travail pour subsister et qui n'est pas librement consenti est inférieur à l'activité gratuite et volontaire, une idée qui fait son chemin dans la critique de la valeur-travail à travers les projets de revenu universel garanti, que mon amie Mona Chollet décrit particulièrement bien et qui fait par exemple l'objet d'une votation en Suisse.
Autre remarque importante: les Romains faisaient la distinction entre le ludus et le iocus (iocus a donné le mot jeu dans les langues romanes), le ludus désignant surtout le jeu en actes, par opposition à iocus, le jeu en paroles, la plaisanterie. On voit par exemple cette différence dans le traité stoïcien de Cicéron sur Les Devoirs (De Officiis, I, XXIX), où est écrit "Neque enim ita generati a natura sumus, ut ad ludum et iocum facti esse videamur, ad severitatem potius et ad quaedam studia graviora atque maiora." : "La nature ne nous a pas formés apparemment pour le ludus et le iocus, mais plutôt pour mener une vie grave, et nourrir des studia élevés et sévères". Ainsi, iocus a supplanté ludus dans les langues romanes, ce qui n'est pas sans avoir une implication dans notre représentation culturelle du jeu, conçu plus comme une plaisanterie que comme une simulation agissante de la réalité.
Bref, l'autonomie du sujet et l'absence de contrainte (le Parce que l'homme libre ne doit rien apprendre en esclave de Platon) sont au cœur même du projet éducatif chez les Anciens, conçu évidemment dans une société esclavagiste qui en réserve l'usage à la catégorie restreinte de l'élite des citoyens. On est donc très éloigné de la conception et des représentations actuelles avec les discours particulièrement prégnants faisant l'éloge de l'effort et de l'autoritarisme dans les enceintes scolaires... Un éloge très hypocrite puisque, dans le cadre de la démocratisation et massification de l'enseignement de nos sociétés modernes, ces efforts sont demandés pour les futures classes laborieuses, pendant que les enfants des privilégiés, de par l'avantage socio-culturel que leur confère leur environnement familial, peuvent très bien se passer des contraintes de l'école, puisque l'essentiel de ce qu'ils apprennent se réalise en dehors de l'école chargée de domestiquer et d'asservir les corps et les esprits...
Pourquoi ce long détour par l'étymologie et les sciences du langage ? Parce que tout cela a un rapport étroit avec certains changements de paradigmes en oeuvre avec l'informatisation des connaissances. Sortons de la dialectique platonicienne pour nous tourner vers la rhétorique aristotélicienne et vers les théories du jeu, dont les avancées actuelles aux Etats-Unis sont largement méconnues en France, où l'on reprend des labels et des slogans tels que serious games, sans même les avoir sérieusement réfléchis (il est d'ailleurs significatif qu'au moment même où les serious games ont été importés et ont envahi le discours en France dans le champ éducatif sans aucune réflexion épistémologique de fond, ils sont rediscutés et minorés, le terme de gamification - que je traduis par ludification - ayant pris le dessus dans le champ de la recherche) comme le montre ce graphique: c'est en 2010/2011 que le terme de gamification supplante le terme de serious games.
On pourrait partir d'un concept élaboré par Ian Bogost en 2007 dans Persuasive games: The expressive power of videogames. Cambridge:
MIT Press. Ian Bogost, professeur en media studies au Georgia Institute of Technology, définit une nouvelle forme de rhétorique qui est apparue avec l'ère de l'informatique et singulièrement les jeux vidéo et qu'il appelle "procedural rhetoric", la rhétorique procédurale. On peut s'en faire une idée à travers une autre de ces publications et qu'on peut trouver en ligne : Bogost, Ian. “The Rhetoric of Video Games." The Ecology of Games: Connecting Youth, Games, and Learning. Edited by Katie Salen. The John D. and Catherine T. MacArthur Foundation Series on Digital Media and Learning. Cambridge, MA: The MIT Press, 2008. 117–140. Une page en français sur le site de l'Uqam (Université du Québec à Montréal) permettra pour les non anglophones de se faire une petite idée de ce que ce concept recouvre. Si l'on se sert de ce que Bogost en dit lui-même:
Le champ de la sociologie des medias étudie déjà la rhétorique visuelle, l'art d'utiliser l'imagerie et la représentation visuelle de façon persuasive. Ici je défends l'idée que les jeux vidéo, en raison de leur propre mode de procéduralité (représentation centrée sur la règle et interactions) ouvre un nouveau domaine pour la persuasion ; ils réalisent une nouvelle forme de rhétorique que j'appelle la "rhétorique procédurale", une catégorie de rhétorique liée à l'affordance fondamentale des ordinateurs: lancement de process et exécution de manipulation symbolique basée sur la règle. Traitant à la fois des jeux commerciaux et non commerciaux, des jeux d'arcade les plus anciens jusqu'aux titres contemporains, j'examine trois lieux dans lequel la persuasion du jeu vidéo a déjà pris une forme et démontré un potentiel considérable: la politique, la publicité et l'éducation.
La rhétorique procédurale naît donc des vertus de l'interaction entre un algorithme programmé et l'utilisateur/joueur.
Très récemment ce concept assez fécond a fait son entrée dans le champ historique avec deux articles dont je vais parler rapidement et que je vous invite à lire soigneusement. Cette fois, cela se passe du côté de l'université du Wisconsin au Canada où une équipe de chercheurs réfléchit à la manière d'implémenter cette rhétorique procédurale, non seulement dans l'acquisition de la connaissance historique mais aussi dans la construction et dans la production de la connaissance historique.
More Than a Game…Teaching in the Gamic Mode: Disciplinary Knowledge, Digital Literacy, and Collaboration, in The History Teacher Volume 46 Numéro 1 Novembre 2012, pp 45-66
et
Beyond the "Historical” Simulation: Using Theories of History to Inform Scholarly Game Design, Jerremie Clyde, Howard Hopkins & Glenn Wilkinson in Loading… The Journal of the Canadian Game Studies Association Vol 6 (9), 2012, pp 3-16
Pour la première fois peut-être est explicitée la démarche qui consiste, non pas à considérer le jeu comme un élément rajouté à la narration historique, mais comme un nouveau mode d'expression à part entière de la narration historique, qu'ils désignent par un nouveau néologisme "gamic mode", qu'il est assez difficile de rendre en français par "mode ludique", vu la connotation du terme ludique dans notre langue, et pour lequel je suggère de conserver la forme anglo-saxonne de "mode gamique". A titre expérimental, ils sont en train d'élaborer un travail "Shadows of Utopia: exploring the Thinking of Robert Owen" pour essayer de "démontrer comment un jeu peut rendre compte de vérités historiques et simuler un argument plutôt que juste évoquer le Passé". En soi, cette démarche qui consiste à passer de l'appréhension du Passé à un travail d'Histoire sur le Passé est assez remarquable et elle est sûrement une affaire à suivre de près. En outre, prendre la figure de Robert Owen (1771-1858) qui est à l'origine du mouvement utopiste coopératif semble particulièrement à propos.
Cet article des chercheurs de Calgary a fait l'objet d'une critique post-post-moderne assez vive mais très intéressante de la part de Jeremy Antley dans le Journal of Digital Humanities avec une réponse qui inverse les termes: "Going Beyond the Textual in History", vol 1, n° 2, 2012, qui reproche aux auteurs, si je comprends bien ce texte de faire entrer le jeu avec leur mode gamique appliqué au champ de l'Histoire dans la narration( hyper)textuelle classique en négligeant les effets profonds de l'interaction entre l'usager et l'intelligence artificielle.
Ce qui m'a le plus étonné, c'est que tous ces chercheurs américains n'évoquent jamais la pensée de Carlo Ginzburg sur la question de la rhétorique en Histoire. Peut-être ne la connaissent-ils simplement pas, il faut que je le leur demande. L'article particulièrement riche de Ginzburg en ce sens est "Aristote et l'Histoire, encore une fois" qui fait partie des études rassemblées dans "Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve", 2003, pp 43-53. Dans cet essai, Ginzburg, à partir d'une lecture serrée de Mythe, Mémoire, Histoire. Les usages du Passé de Moses Finley, 1981 pour la traduction française (l'édition originale The Use and Abuse of History date de 1975) démontre que la conception de l'Histoire d'Aristote ne se trouve pas dans les célèbres passages de sa Poétique, mais bien plutôt dans sa Rhétorique et que tout tourne autour du statut de la preuve dans la catégorie de la rhétorique judiciaire définie par Aristote.
La réaction de Ginzburg était motivée par le fait que "depuis une trentaine d'années, la réduction de l'historiographie à la rhétorique est l'étendard d'un anti-positivisme déferlant, aux implications plus ou moins ouvertement sceptiques. La thèse remonte à Nietzsche, mais c'est surtout à Roland Barthes et Hayden White qu'on doit sa mise en circulation. Bien que leurs points de vue respectifs ne coïncident pas complètement, ils partagent les présupposés suivants: l'historiographie, comme la rhétorique, se propose uniquement de convaincre, son objectif étant l'efficacité, non pas la vérité ; un peu à la manière d'un roman, une oeuvre historiographique construit un monde textuel autonome qui n'entretient aucun rapport démontrable avec la réalité extra-textuelle à laquelle il se réfère ; les textes historiographiques, comme les oeuvres de fiction, sont autoréférentiels parce qu'ils partagent une même dimension rhétorique" (page 43)
Autant dire que cette objection, qu'il hérite aussi sans doute de son maître Benedetto Croce, ne manque pas d'actualité et donne à réfléchir dans l'écriture de l'Histoire qui se développe avec les phénomènes de ludification de l'Histoire que j'essaie de décrypter.
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