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Feuilleton Pour une histoire des possibles - 1 : Présentation

La publication du livre de Quentin Deluermoz et de Pierre Singaravélou Pour une histoire des possibles marque un jalon supplémentaire posé par les historiens de la génération actuelle dans le renouvellement de la manière d’envisager l’écriture de l’histoire et les conditions de sa réception par un auditoire et un lectorat qui dépasse sans doute les frontières de l’histoire savante et de l’histoire enseignée (1). Le livre s’intéresse aussi à la question de l’imaginaire dans la science historique, à la question de la vérité et de la fiction en histoire, à la question de ces trous de l’histoire que l’historien peut interroger ou non et à quelles conditions en comblant les lacunes des sources et en posant des hypothèses de travail qui sont sans doute plus que des jeux de l’esprit récréatifs ou de la rêverie.

 

 

Parler de renouvellement n’est pas forcément adéquat puisqu’une bonne partie du livre consiste à faire justement une enquête sur la généalogie de formes d’écritures de l’histoire qui ont traversé l’historiographie depuis l’antiquité et qui faisaient la part belle au raisonnement contrefactuel dans sa portée heuristique. Il y a à la fois une réhabilitation d’une forme de raisonnement historique qui est encore largement ressentie comme hétérodoxe ou même vulgaire, au sens premier du terme, du moins dans le champ historiographique et académique français (2). Mais il y a aussi peut-être un lien renoué, même s’il n’est curieusement pas très présent dans le livre - sauf dans sa conclusion - avec ce que des penseurs de l’histoire comme Michel de Certeau ou Michel Foucault ont pu écrire en leur temps, le premier sur l’écriture de l’histoire inscrite dans la pratique du quotidien et dans la figure de l’estrangement ou la conscience de l’altérité face à une réalité du passé ; l’autre sur l’expérience vécue de l’instant de l’événement par les acteurs de l’événement quand le présent du passé offre plusieurs futurs possibles. On pense aussi à Arlette Farge non seulement dans son compagnonnage intellectuel avec Michel Foucault mais aussi avec son beau livre sur le goût de l’archive (3) où la question de la distance est questionnée avec délicatesse, sans manichéisme, à travers ce que l’inventeur d’archives peut s’autoriser ou non à imaginer, ou du moins à conjecturer devant des émotions venues du passé que des textes et sous-textes et intertextes et silences laissent transparaître puis qui remplissent à leur tour le lecteur de ces fragments du passé d’émotions bien présentes. Des émotions qu’il doit maîtriser par la conscience de la distance pour conserver une ligne éthique qui semble intangible pour Arlette Farge : la fidélité de la restitution historienne de la voix des sans-voix de l’histoire.
Un article des deux auteurs dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine (4) qui a précédé ce livre où ils faisaient un premier point d’étape sur la question avait par exemple suscité quelques remous et fait grincer quelques dents, marquant l’incrédulité ou un certain scepticisme à propos de cette réhabilitation, prise en compte ou mise en discussion de la démarche contrefactuelle, de la part de fiction dans l’écriture de l’histoire. Au terme de l’enquête, quelques formules concrétisent les intentions équilibrées des deux historiens qui ne cherchent pas à brutaliser les formes classiques et éprouvées de l'écriture de l’histoire mais à évaluer « la zone de pertinence du contrefactuel », « éprouver les frontières du métier » (pages 349). Il y a cette conscience qu’il convient de bouger ces frontières pour « éviter leur ossification » et « garder vivante la pratique de l’histoire ». C’est dans cette démarche d’ouverture prudente qu’il convient de saluer la publication du livre qui fonctionne comme une bouffée d’air frais.

 

Dans cette discussion - plutôt qu'une recension classique - qui cherche surtout à développer et approfondir certains aspects de la question, il ne sera envisagé qu’une partie de l’ouvrage, celle qui concerne la présence des contrefactuels dans la culture populaire et plus particulièrement dans l’industrie du divertissement, les jeux vidéo, les séries télévisuelles et la littérature contemporaine de l’uchronie mais plus encore dans ce que les gamers, les spectateurs et les lecteurs en font à leur tour. Il sera aussi l’occasion de poser quelques réflexions sur les rapports ambigus entre l’apprentissage de l’histoire et les contrefactuels. Enfin nous reviendrons sur Foucault à l’occasion justement d’un jeu vidéo consacré au Vendredi Noir qui vient de sortir en avril 2016 (5) et qui fonctionnera comme une étude de cas pour proposer une tentative de méthode d’analyse historienne d’un jeu vidéo centré sur un événement historique.

 

2 : Des uchronies dans l'air du temps ?
3 : Une histoire en plomb: le wargame de la Belle Epoque.
4 : Une histoire en carton : le wargame de la Guerre Froide et de la contre-culture américaine.
5 : De Duchamp à Debord : le jeu, le contrefactuel et les avant-gardes littéraires et artistiques au XXème siècle.
6 : Une histoire en pixels : les contrefactuels dans le game design et le gameplay des jeux de grande stratégie.
7: Une histoire en pixels : les contrefactuels produits par les gamers eux-mêmes.
8: Une histoire en pixels : une étude de cas historienne et foucaldienne d'un jeu vidéo. Le Vendredi Noir de la révolution iranienne et l'émergence des "vérité games"
9: Une histoire enseignée à renouveler ? A propos de l'usage raisonné mais ambigu des contrefactuels en classes secondaires à l'aide des jeux vidéo.
10: Une histoire sérieuse et exigeante par le détour des contrefactuels ? A propos de l'usage raisonnable des contrefactuels à l'université et à destination d'un public adulte plus large.

 

Notes:

 

(1) Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Seuil, L’Univers historique, 448 pages, février 2016. Parmi les signes de cette nouvelle mise en discussion de la fiction dans l’écriture de l’histoire, il convient de signaler le livre essentiel d’Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Seuil, La Librairie du XXIème siècle, 352 pages, septembre 2014 mais aussi le renouvellement de l’intérêt sur les usages publics de l’histoire qui s’est manifesté par exemple récemment par l’ouverture d’un master professionnalisant d’histoire publique à l’Université de Paris Est Créteil Val de Marne pour 2015/2016 sous la direction de Catherine Brice, le colloque qui s’est tenu au Mucem à Marseille L’histoire dans l’espace public. Producteurs, pratiques, transmissions entre Atlantique et Méditerranée en octobre 2015. De la même façon, le livre de Jean-Clément Martin et Laurent Turcot Au cœur de la Révolution. Les leçons d’histoire d’un jeu vidéo, Vendémiaire éditions, collection Chroniques, 144 pages, avril 2015 signe la prise en compte des productions vidéoludiques encore largement négligées par les historiens.
(2) C’est ce que constatent les auteurs par exemple dans les pages 50-58 consacrées à la « présence contrariée » des analyses et des pratiques contrefactuelles en France à l’intérieur du champ académique.
(3) Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Seuil, La Librairie du XXIème siècle, 160 pages, septembre 1989.
(4) Deluermoz Quentin, Singaravélou Pierre, « Explorer le champ des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire. », Revue d’histoire moderne et contemporaine 3/2012 (n° 59-3), p. 70-95. Cet article faisait suite à deux séminaires sur la question qui s’étaient déroulés le premier en 2009/2010 à l’EHESS, le second au Collège de France en 2010/201.
(5) 1979 Revolution Black Friday, iNK Stories, New York, avril 2016.



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