La carte historique numérique en ses plis et replis et quelques réflexions sur la faille temporelle dans le jeu vidéo.
Les lieux sont des histoires fragmentaires et repliées, des passés volés à la lisibilité par autrui, des temps empilés qui peuvent se déplier mais qui sont là plutôt comme des récits en attente et restent à l'état de rébus.
Michel de Certeau, «Pratiques d’espace», L’invention du quotidien
Ce billet est dédié à S.G., comme un retour d'ascenseur pour quelques pistes prometteuses dessinées par le dialogue naissant.
La thématique deleuzienne du pli, et du paysage-palimpseste conservant des traces de passé à déchiffrer, viennent de faire l'objet d'une application numérique particulièrement réussie de la part de la Bayerische Staatsbibliothek (BSB), la bibliothèque de Bavière à Münich. Cette application gratuite est disponible sur l'App Store depuis fin avril 2013. Ce n'est pas à proprement parler un jeu, mais une manière amusante de découvrir, de faire connaître et de mettre en valeur les fonds de cartes historiques et de gravures anciennes particulièrement impressionnants de l'une des bibliothèques les plus importantes du monde, en utilisant le ressort ludique de la géolocalisation.
Comment fonctionne l'interface ?
"Au moyen du géoréférencement la position courante de l'utilisateur est indiquée directement sur la carte historique. En utilisant un axe chronologique, il peut naviguer indifféremment entre les oeuvres cartographiques. Un ensemble de plus de 2500 points d'intérêt offre une information plus détaillée sur les lieux, monastères et chateaux dans le voisinage de la position courante de l'utilisateur, avec entre autres choses et pour la première fois 800 vues historiques de Michael Wening, Matthäus Merian et Hartmann Schedel qui ont été numérisées à haute résolution. En point culminant, le focus sur Nuremberg offre une large variété d'éléments d'informations multimédia à propos de la cité et du château impérial".
C'est sans doute ce sentiment ubiquitaire de voyage dans le temps qui donne l'impression ludique d'être plongé dans une autre dimension temporelle. Les points de repères habituels dans l'espace de la carte routière standard (représentée ici par le dernier élément de l'axe chronologique, l'application OpenStreetMap qui est résidente dans les produits Apple iPhone et iPad) sont altérés par les représentations que nous offrent les cartes historiques proposées par l'application: la carte de l'Allemand Philipp Apian Bairische Landtafeln (1531-1589) qui demanda sept ans de pérégrinations à travers la Bavière, puis deux ans de travail pour la réalisation cartographique au 1:45000 sur une surface de 5 m x 5m (cette carte a été détruite par un incendie en 1782 mais la BSB dispose de la version au 1:144 000 commandée par Appian au graveur suisse Jost Amman en 1566 ; la carte du Hollandais Frederik de Wit (1630-1706) Circulus Bavaricus au 1:600 000, la carte de l'Allemand Frantz Ludwig Güssefeld (1744-1807) Charte, den Bayerischen Kreis vorstellend, au 1:630 000 ; la carte Topographischer Atlas vom Königreiche Baiern réalisée en 1812 au 1:50 000 ; et enfin la Karte des Deutschen Reiches au 1:100 000 de 1876.
Ce type de réalisation ouvre la voie à des réalisations de jeux proprement dits, car il s'en faudrait de très peu pour utiliser ce support dans une architecture de jeu ubiquitaire qui jouerait sur la notion de faille temporelle permettant de passer d'une réalité à une autre. On voit ce mécanisme du switch à l'oeuvre dans un jeu de plateforme assez récent Gianna Sisters Twisted Dreams (bitComposer Games, 2012) qui fonctionne avec un double gameplay assez schizophrénique. En effet, les deux soeurs que le joueur incarne, Gianna et Maria, évoluent chacune dans le même monde mais sous deux versions différentes, l'une féérique, l'autre effrayante. Pour progresser dans le jeu, le joueur doit sans cesse passer d'une soeur à l'autre, d'un monde à l'autre. Une critique du jeu sur un site de jeu vidéo décrit le mécanisme ainsi:
Selon qu'il contrôle Giana ou Maria - le changement se fait d'une pression sur la gâchette de la manette - le joueur découvre un monde onirique ou effrayant. Dans le premier, les couleurs sont vives et les paysages enchanteurs alors que dans le second, tout n'est que mort et désolation. Pour prendre le contrepied de ces deux univers, les sœurs adoptent aussi une attitude diamétralement opposée : celle qui est bloqué dans le joli monde est une punk capable de filer de grands coups de tête sur les ennemis alors que l'autre sœur, gracieuse, saute et tournoie dans les airs.
On trouvait déjà ce principe dans un jeu action/plateformes de la série Prince of Persia, L'Âme du Guerrier (Ubisoft, 2004), où le héros à la recherche de l'Impératrice du Temps doit faire des transitions entre le Présent et le Passé pour la pourchasser, mais il n'y avait pas le côté instantané et global à l'oeuvre dans le game design de Gianna Sisters.
Enfin, si l'on revient aux jeux vidéo de simulation historique, on constate que la carte et l'environnement graphique (ainsi que l'ambiance sonore) de ses jeux sont de plus en plus soigneusement traités. Le meilleur exemple en la matière est sans doute Shogun II (The Creative Assembly, 2011) qui, en nous plongeant dans le Japon du XVIème siècle, s'inspire magnifiquement de l'art de l'estampe japonaise. On se prend alors à rêver à quoi ressemblerait un jeu de simulation qui immergerait le joueur dans la représentation mentale de l'espace cartographié des hommes d'un temps passé, en utilisant par exemple la Table de Peutinger.
L'une des rares études académiques consacrée au jeu vidéo concerne justement la perception du paysage. Elle a été présentée en 2008 lors d'un séminaire du Laboratoire Junior de l'ENS de Lyon dont on avait déjà parlé, et a été publiée dans Les jeux vidéo comme objet de recherche, Samuel Ruffat et Hovig Ter Minassian (s.d.), éditions Questions Théoriques, 2012: Laury-Nuria André et Sophie Lécole-Solnychkine, La référence à l'antique dans les jeux vidéo: paysages et structures mythologiques, pp. 165-188, à partir de l'examen de plusieurs jeux vidéo référant à l'Antiquité, essentiellement CivCity Rome (2K Games, 2006) et Rise of the Argonauts (Codemasters, 2008). Il s'agit d'une étude plus narratologique que ludologique, si l'on prend les deux catégories d'analyse utilisées dans les game studies pour la caractériser. Elle applique les grilles de lecture classiques du paysage-palimpseste et de la co-présence de Roland Barthes mais montre parfois des faiblesses car à l'évidence, les auteures appréhendent les jeux vidéos sans en connaître tous les mécanismes de conception et sans avoir une vision globale des jeux vidéo qui demande une culture vidéo-ludique étendue et une pratique de gamer. Ainsi, par exemple, l'analyse du champ de bataille comme un terrain nu et vide est tributaire de la pauvreté graphique de ces jeux et ne se trouverait pas dans un titre tel que Rome Total War (Activision/The Creative Assembly 2004) et encore moins dans sa nouvelle version qui sortira en septembre 2013. Ou bien l'analyse de la présence de l'esthétique de la ruine (pertinente en partie pour les environnement graphiques secondaires) dans ces jeux avec CivCity Rome qui appartient au genre des city builders, est en fait commune à cette catégorie globale de jeux où les bâtiments peuvent tomber en ruines quand ils n'ont pas été judicieusement posés à des endroits qui permettraient leur développement. Ou bien le thème de l'insularité dans le jeu d'action/aventure Rise of the Argonauts qui n'est pas tant un stéréotype propre aux jeux mettant en scène l'Antiquité, mais un archétype général dans la conception d'une foule de jeux qui ont besoin de lieux clos et circonscrits tout simplement pour fixer des limites spatiales au terrain de jeu. Cependant, cette étude a le grand mérite d'exister en soi, ce qui n'est déjà pas si mal, en offrant un regard acéré et judicieux sur certains éléments de ces jeux. Mais cela montre bien la difficulté d'appréhender le jeu vidéo avec les méthodes utilisées par exemple pour faire une analyse filmique d'un peplum. Un jeu n'est pas un film, et les cinématiques dans le jeu vidéo sont accessoires même si elles fixent effectivement des représentations.
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