Jeux vidéo, une expérience ludique de l’histoire (colloque du Mucem, 2 octobre 2015)
Jeux vidéo, une expérience ludique de l’histoire
L’histoire dans l’espace public
Producteurs, pratiques, transmissions
entre Atlantique et Méditerranée.
L'HISTOIRE COMME TERRAIN DE JEU
La soirée du vendredi était consacrée à mon thème de prédilection. Histoire et Jeux vidéo. Et autant dire que le plateau rassemblé autour d'Emmanuel Laurentin fut d'une qualité exceptionnelle et surtout d'une grande diversité d'approche.
D'abord Jean-Clément Martin, dont la publication du livre, en collaboration avec Laurent Turcot consacré aux leçons d'histoire à tirer d'Assassin's Creed Unity, marquera sans doute une étape importante dans l'intérêt à porter pour un secteur largement dédaigné ou ignoré par les historiens alors même que leurs étudiants sont en partie façonnés par cette modalité d'appréhension de l'histoire à travers leur expérience personnelle de gamers. En ce sens, les deux historiens modernistes ont fait preuve de modernité en désinhibant le regard des historiens envers une production culturelle qui souffre encore d'être considérée comme une sous-culture par la culture savante et académique.
Jean-Clément Martin a expliqué aussi un point fondamental dans le rapport à l'histoire induit par les jeux vidéo qui méritera dans le futur des discussions et des recherches serrées: celui de "l'aplatissement de l'histoire" où le temps du jeu vidéo devient réversible par les temps d'arrêts, de reprises, de cheminements multiples qu'il autorise. Selon lui, la reprise continue de l'histoire, sa répétition, son exploration selon des modalités différentes, appartenant non seulement à chaque joueur (soit, si je m'autorise cette incise, le propre du play en se plaçant selon le point de vue du joueur, par opposition au game quand on se place selon le point de vue du concepteur), mais pouvant être déclinée à l'infini, peut créer aussi une forme d'irresponsabilité (nouvelle incise personnelle: certains jeux sont construits justement sur le principe du "die and retry" ; un jeu comme Assassin's Creed Unity peut être pratiqué dans un mode transgressif où le joueur cherche à exploiter les failles des scripts des développeurs, il y a très souvent cette mise en abyme d'un jeu dans le jeu) . Il rappelle aussi ce qu'est le rôle de l'historien qui fait de l'histoire en adoptant un protocole précis et en effectuant la mise à distance. Et cette question de l'écart a aussi une grande importance dans le contexte de certains jeux très immersifs ou dans les jeux pervasifs. Autre dimension: ces jeux s'adressent à un public mondialisé ce qui n'est pas sans poser des questions fascinantes sur le régime différentiel d'historicité selon les pays. Enfin, il rappelle ce qu'il avait déjà indiqué dans son livre: comment les game designers qui investissent dans leurs scénarios des "trous de l'histoire" (les conditions de la mort de Robespierre, la présence de Bonaparte à Paris pendant la prise des Tuileries) trouvent des solutions porteuses de sens même quand elles relèvent du registre de la fantasy.
Ensuite un étudiant de M2 d'Aix-en-Provence, Thomas Facchini qui remplaçait opportunément un représentant d'Ubisoft nous déplaçait vers ce à quoi peut ressembler une étude vidéologique d'histoire consacrée à la représentation de la violence de guerre sur des titres comme Call of Duty ou Heroes of Stalingrad. Le régime de la temporalité dans ces jeux pose notamment question puisque ces jeux d'action recherche les temps forts de l'engagement dans des scripts où la temporalité réelle d'un soldat qui vit essentiellement des périodes d'ennui et de désengagement est constamment éludée et gommée. L'activité du joueur consiste alors à évoluer dans un univers très immersif des FPS (First-Personal Shooter) où l'extrême attention apportée aux armes (un peu dans l'esprit des collectionneurs d'armes) concentre l'activité du joueur qui choisit ou améliore son arsenal en fonction des situations. D'autres aspects primordiaux sont aussi exposés par l'intervenant, notamment l'évolution vers la quête du réalisme (plus que du réel) que permet l'évolution technologique de machines puissantes utilisant au maximum les posibilités des moteurs 3D utilisés.
Enfin, le point d'orgue a sans doute été atteint avec l'intervention de l'anthropologue Cédric Parizot (Iremam MMSH- CNRS) et le game designer Douglas Edric Stanley (École supérieure d’Arts, Aix-en-Provence) qui ont explicité de façon particulièrement brillante leur collaboration dans le développement du jeu "A Crossing Industry" avec leurs étudiants. Car on touche là certainement à ce qu'il y a de plus créatif et porteur de sens: un jeu dont la conception est une déclinaison possible des travaux d'un chercheur spécialisé dans la question des mobilités et frontières dans l’espace israélo-palestinien allié à la puissance artistique d'un graphiste et game designer. Surtout, les écrans permettaient de comprendre le work in progress, le travail commun dans tous ses aspects à la fois conceptuels et ludiques (ce que les développeurs définissent comme les "mécaniques de jeu") pour aboutir à un objet encore inconnu. Cédric Parizot explique très bien comment il est parti sans doute d'une conception d'abord documentaire et modélisée de ce que signifie pour les habitants (aussi bien les Palestiniens des territoires occupés que ceux de l'état d'Israël, des Israéliens des colonies que des soldats) cette intrication inextricable de murs, de check-points, de routes réservées aux colons, d'arrachages d'oliviers. Puis le game designer indique une piste dans ce cheminement pour en faire un objet ludique sur le thème de la flânerie, du déplacement d'un personnage dans cet univers reconstitué par la modélisation des situations-problèmes. L'interaction du personnage-joueur au cours de ces pérégrinations avec les PNJ (personnages non-joueurs). Ici pas de recherche du réalisme , du pathos immersif, du pulsionnel, mais bien celui de la compréhension du réel. En utilisant le moteur Unity que les étudiants utilisent très souvent dans leur cursus (et accessoirement mon fils dans les sections Sciences de l'Ingénieur en lycée), en travaillant finement les codes de couleur des personnages, le jeu restitue la complexité du terrain et crée proprement une situation de problématique historique.
Car les enjeux futurs sont bien là: le jeu vidéo comme approche critique d'une situation historique ou actuelle donnée. Douglas Edric Stanley explicite aussi les travaux fondamentaux de Bogost sur les effets de la rhétorique procédurale, des travaux largement ignorés encore en France par les historiens. On touche bien ici le coeur de ce qu'Ivan Jablonka explique dans "l'histoire est une littérature contemporaine": un renouvellement complet des pratiques d'écriture de l'histoire qu'autorisent les nouveaux supports et médias du XXIème siècle, loin, très loin de la science positiviste du XIXème siècle sur laquelle vivent encore la plupart des historiens, même sous des formes atténuées dans leur écriture académique.
J'en ai alors profité pour livrer mes propres remarques. Notamment l'apport très original sur cette question des frontières d'un autre jeu "Paper Please" que j''ai étudié de près et qui était évoqué par Douglas Edric Stanley. Mais aussi en parlant d'un autre jeu très "arty" qui place le joueur dans une situation de guerre non pas à travers l'identification à un soldat héroïsé mais d'une femme de ménage qui vit les troubles d'un coup d'état dans un pays latino-américain depuis l'appartement luxieux qu'elle nettoie une heure par jour et qui communique par téléphone et message avec son employeur dont elle découvre peu à peu l'implication dans le coup d'état puisqu'il est proche des milieux du pouvoir.
J'indique enfin combien il faut non seulement parler de jeux vidéo historiques où l'histoire est essentiel un décor aux jeux proprement historiens où le joueur adopte la posture de l'historien en travaillant sur des fragments de la même façon que l'historien travaille avec des archives considérées comme des fragments d'histoire dans une archéologie des savoirs toute foucaldienne. L'exemple qui me vint alors à l'esprit fut le jeu "Her story" dont le gamedesign très original suit complètement le paradigme indiciaire décrit en son temps par Carlo Ginzburg dans un article fameux.
J'indiquais aussi à l'étudiant de Master 2 combien les jeux vidéo prenant pour thème la seconde guerre mondiale étaient d'une grande complexité, signalant notamment le régime transgressif et burlesque d'un Castle Wolfenstein interdit dans de nombreux pays et qui fit scandale en son temps, le caractère insimulable de la shoah dans le cadre d'un jeu, l'apport des jeux dit de grande stratégie comme Heart of Iron.
Au cours de cette conversation avec le public, il fut aussi question de l'apport éducatif de certains de ces jeux, au cours d'une question soulevée par Philippe Joutard. J'indiquais alors comment il était possible d'intégrer les jeux vidéo dans une approche pédagogique de l'histoire scolaire comme je le fais dans mon collège dans le cadre d'un club "Jeux vidéo et histoire". Jean-clément Martin rappelait aussi à Philippe Joutard combien l'imaginaire des futurs historiens a été stimulé par la lecture de fictions romanesques comme les romans d'Alexandre Dumas ou de Walter Scott. Pourquoi nos élèves et nos étudiants ne seraient-ils pas eux-même stimulés dans leur appétence pour l'histoire par les médias et productions culturelles de leur temps ?
Pour terminer, une réflexion que j'ai introduite dans le débat pendant cette conversation passionnante: les serious games, les jeux sérieux ne sont-ils pas une impasse dans leur casualité et leur lourdeur didactique simplificatrice et peu porteuse de sens ? Comment faire comprendre que cette impasse qui obéit à des lois pures du marketing et du comportementalisme appauvrit l'appréhension de l'histoire. C'est un enjeu fondamental à l'heure où l'on voit la multiplication de projets de très faible qualité intégrer le School business décrit par Arnaud Parienty dans son dernier livre.
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