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Feuilleton Pour une histoire des possibles - 4 : Une histoire en carton : le wargame de la Guerre Froide et de la contre-culture américaine

ElDesdichado

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Le second moment important du wargame s'inscrit pendant la Guerre Froide, au cours de la démocratisation culturelle des wargames à partir de la fin des années 1950 et qui connaît son apogée dans les années 60/70. Là aussi les jalons essentiels sont bien identifiés.

 

La création de la société Avalon Hill aux Etats-Unis en 1958 est un élément crucial. Elle fait passer le wargame du temps des figurines de plomb dont les déplacements s'effectuent avec une règle à celui des jeux de plateaux où l'espace est tramé. Il est significatif que c'est par les wargames d'Avalon Hill que le découpage en hexagones devient le standard qui finit par s'imposer après les premiers essais avec le quadrillage antérieur en carrés. Cette mise en espace hexagonal devient même une marque d'identification des wargames. Elle sera reprise jusqu'à aujourd'hui dans bien d'autres types de jeux. Les petits soldats sont remplacés par des marqueurs en carton, qui ne sont pas simplement des unités militaires évoluant sur une carte, mais qui servent aussi à identifier d'autres éléments de la conduite de la guerre, représentés par des tableaux complexes de résolution des opérations stratégiques globales placés le plus souvent en bordure de la carte. Les dés eux-mêmes se complexifient avec des dés à 4, 8, 10, 12 ou 20 faces .Comme ces jeux poussent très loin la simulation historique, dans une perspective stratégique militaire globale, ils deviennent parfois d'une complexité effrayante, avec des règles qui ressemblent à des livres puisque ce sont des jeux d'adultes. La création est prolifique et le succès ne se dément pas. D'autres sociétés de wargames apparaissent, notamment Simulation Publications Inc. (SPI) en 1969. Richard Berg est l'un des créateurs majeurs des wargames de cette période. Il est appelé d'ailleurs le pape des wargames tant le nombre de ses productions est impressionnant. Elles entrent en résonance avec une observation faite par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou dans leur chapitre consacré à la littérature des uchronies que nous avons discuté précédemment lorsqu'ils constatent, à la lumière de l'ouvrage d'Eric Henriet, L'Histoire revisitée. Panorama de l'uchronie sous toutes ses formes que « les moment de prédilection (du turning point, de la bifurcation faisant passer de l'histoire réelle au contrefactuel ou à l'uchronie) sont (…) très limités » en se cantonnant à des périodes de l'histoire identifiable par les lecteurs (page 66). Il en va de même dans l'évolution des conditions du marché des wargames des années 70 où les contraintes de marketing resserrent les contextes historiques mis en wargames. C'est ce que constate Richard Berg en 1979 lorsqu'il choisit de claquer la porte de son éditeur de jeux, SPI, en écrivant un texte important dans l'une des revues de SPI, Moves.

 

Ce texte mérite qu'on s'y arrête un peu. Il s'intitule « La malédiction des trois N ; le procès d'un concepteur de wargames enragé ». Voici la traduction de la quasi intégralité de son texte que je propose :

 



 

Je constate une évolution dangereuse dans le wargaming, une tendance de philistins qui pousse tous les jeux dans une gamme de sujets de plus en plus étroite. C'est la Malédiction des Trois N », insidieuse. J'ai toujours préféré les jeux dont le contexte historique est antérieur au XXème siècle aux simulations de l'époque moderne. Le mot-clé, ici, est bien
préféré
. Je n'exclus ni ne disqualifie les jeux qui présentent la période contemporaine. J'apprécie tout ce qui est bien conçu et qui fournit des éclairages sur le sujet traité. Mais j'ai bien peur que ce ne soit pas le point de vue d'une majorité de ceux qui achètent les jeux. (…) Et pourquoi cela ? C'est parce qu'aucun de ces jeux n'a les pré-requis, le sine qua non pour son succès éditorial : ils n'ont pas l'un ou plusieurs des trois N.

 

Les trois N : NATO (l'Otan), Nukes (l'arme nucléaire) et Nazis. Mettez l'un de ces N dans un jeu et hop ça marche. Aucune différence si le design du jeu est peu soigné ou si le scénario de jeu est si obscur (…) qu'il est impossible de comprendre qui fait quoi à qui. Et peu importe que le jeu lui-même est si abrutissant et si ennuyeux que même Robinson Crusoë s'endormirait au quatrième tour de jeu. Non. Introduisez simplement NATO, Nukes ou Nazis dans votre jeu et bingo ! Vous explosez les scores d'appréciation de votre jeu. Et si vous pouvez mettre deux de ces ingrédients dans un même jeu, vos ventes atteindront des records. Nous avons essayé de mettre les 3 N ensemble dans un jeu mais, heureusement, le mauvais goût a des limites. (Je tiens à faire remarquer que je ne tiens pas compte d'un autre domaine du gaming, la fantasy, car c'est un tout autre sujet).

 

Et, pourriez-vous me dire, qu'est ce qui amène cette sorte d'amertume dans la gorge ? C'est qu'en dépit des meilleures intentions du monde, le wargaming est devenu comme la télé un grand terrain vague, réduit au plus petit dénominateur commun, avec des productions qui ne tournent qu'autour d'une idée éculée plutôt que d'essayer, pour une fois, de réussir quelque chose de plus grand que des inepties. ( …) Le problème est que presque tous les jeux traitant du XXème siècle sont accueillis avec des alléluias qu'ils soient bons ou non. Il y a des gens qui nous ont écrit pour nous dire qu'ils préféreraient des jeux médiocres sur la Seconde Guerre Mondiale plutôt que de supporter des sujets comme la Guerre de Trente Ans (...)

 

Les Croisades
(NdT : c'était alors le jeu le plus récent réalisé par Berg qui reçoit un accueil mitigé ou plutôt une indifférence polie) est une longue démarche pour éviter les 3N, sur un sujet à propos duquel la majorité des joueurs n'est pas familière. (…) Ainsi, cette majorité - pas si silencieuse - est mal préparée à accueillir un jeu comme
Les Croisades
qui pose des questions plutôt qu'un jeu qui ne leur fournit que des réponses (bien que mon jeu Les Croisades essaie de faire les deux). Plus encore, dans mon jeu, le joueur doit en fait déplacer ses marqueurs de plus d'un hexagone pour combattre un ennemi, et ça c'est
verboten
(NdT : en allemand dans le texte) en terme de succès. Beaucoup de joueurs ne veulent pas fournir un effort plus grand qu'un coup de poignet ; ils veulent simplement mettre la pâtée au marqueur ennemi le plus proche.

 

Résultat ? Une myopie intellectuelle qui est au mieux démoralisante. Je me vois moi-même envisager des projets avec un cynisme dont je ne me serais jamais cru capable, le type de cynisme qui m'amène à penser « Hey, ils aiment les dragons et ils aiment les nazis, faisons un jeu où on tue des Nazisdragons, et pour se donner une marge de sécurité, on rajoutera dans les règles des Sorciers nucléaires.

 

Tout ceci tombera certainement dans les oreilles d'un sourd ou chauffera les oreilles de certains. Il s'agit seulement de mon idée personnelle – et professionnelle – mais c'est le point de vue de quelqu'un qui perçoit avec crainte les tendances dans les titres qui sortent. Je vois tellement de jeux sur des sujets franchement ésotériques en me languissant. Je vois tellement de jeux traitant du XXème siècle qui ne sont que des clones de mêmes sujets (…) Dieu sait combien de fois SPI vendra un énième
Bataille des Ardennes
(je suis certain qu'ils essaieront). Mais pour Gengis Khan et l'invasion mongole, un événement d'une importance gigantesque, rien (…). Personne ne veut rien entendre sur l'histoire de l'Asie (à moins qu'il ne s'agisse du Japon dans la Seconde Guerre Mondiale). Mais si vous poussez l'incantation « Front Est », vous aurez une horde de joueurs pour venir ramper à vos pieds. Pourquoi ? Parce que
Front Est
et la
Bataille des Ardennes
sont faciles. Tout le monde connaît les réponses ; c'est familier, amical.
Vous n'avez pas à réfléchir
. La sur-familiarité avec ces sujets les ont rendus aussi indigestes que du fourrage à ruminants ou de la nourriture pour bébés.

 

Et je suis découragé de voir qu'un nombre substantiel de gamers a refusé d'explorer le spectre large de l'histoire militaire. Il est au final décevant de concevoir des jeux ou d'écrire sur des jeux qui ne seront pas appréciés en dépit de leurs mérites, simplement parce qu'ils contreviennent à une tendance très douteuse.

 


 


Richard Berg serait-il juste un mauvais joueur, un concepteur de jeux très respecté mais déçu de ne pas obtenir le succès escompté sur ses jeux ou bien cerne-t-il avec lucidité les contraintes et les limites que lui impose le marché de la société du spectacle et de la demande des joueurs ? Il nous place en tout cas devant les contradictions des années 1960/1970 riches en sous-cultures et contre-cultures avant la normalisation néolibérale des années 1980.

 

Berg représente d'un côté une régression par rapport à la Belle Epoque où nos écrivains jouaient aux petits soldats pour critiquer la guerre militaire ou la guerre sociale : il revient aux racines du Kriegspiel prussien de la tradition militaire. Mais il raisonne aussi d'un autre côté en bon connaisseur de la chose historique, en expert des potentialités du wargame pour poser des questions au lieu de donner des réponses toute faites, pour dépasser une vision étriquée et nationale de l'histoire, pour amener les joueurs à s'intéresser à des périodes de l'histoire et à des espaces historiques sur lesquels ils n'ont pas de repères. La diversité de sa production témoigne de sa curiosité insatiable qui traverse les périodes historiques et s'affiche sur tous les continents. Et un jeu, quel qu'il soit, qui amène le joueur à poser des questions et se poser des questions ne s'apparente-t-il pas à ce que les auteurs d'une Histoire des possibles proposent lorsqu'ils examinent les usages des contrefactuels ? En tout cas, Richard Berg entrevoit correctement certains des aspects du monde vidéoludique tel qu'il s'est dessiné par la suite dans les FPS, ces anti-wargames où les Nazidragons imaginés dans son texte se sont incarnés véritablement à travers les Nazis mort-vivants de Wolfenstein 3D puis les modes zombies du jeu Call of Duty (CoD) qui apparaissent avec le 5ème volet de la série, World at War, le dernier à prendre pour cadre la Seconde Guerre Mondiale avant que la série ne dérive le plus souvent sur un futur proche post-apocalyptique.

 

L'autre point important de son texte est aussi l'allusion à la fantasy et à l'autre secteur associé aux wargames qui se développe parallèlement dans ces années 1970 prolifiques et provoque une véritable révolution dans les jeux de société : les jeux de rôles. Car c'est bien la mise en jeux des univers médiévalo-fantastiques de la littérature populaire qui remporte progressivement la mise à partir de la création de Donjons & Dragons (1974, TSR Tactical Studies Rules) dont le succès immense et l'influence profonde ne se démentent pas jusqu'à aujourd'hui sous d'autres formes de la culture populaire comme le montre la série télévisuelle actuelle Game of Thrones. La profonde originalité de TSR et de son fondateur Gary Gygax provient de la rupture des canons du wargame définis auparavant par Avalon Hill. Le déroulement du jeu n'est plus centré sur la carte tramée mais exclusivement sur la règle puisque le dispositif ludique est un bac à sable, c'est-à-dire un environnement de règles détaillées dans la version avancée de D&D qui seront utilisées par un Maître du Jeu garant du respect des règles qui utilise un scénario de jeu pré-établi ou surtout en invente un lui-même, à l'intention des autres joueurs. Ce Maître du Jeu est donc un co-créateur du jeu à part entière, il gère aussi les personnages non-joueurs qui apparaissent dans le scénario. Un bac à sable... Il n'y a d'autre support de jeu que la règle qui ne prend vie que par l'inventivité de ce qu'en fera le joueur. Nous retrouvons par cette expression le terrain des jeux de l'enfance adapté aux adultes proposé par Wells dans Little Wars ; nous retrouvons l'espace-temps ludique créé par les enfants décrits par Valéry Larbaud dans La grande époque que nous avions évoqué à l'épisode précédent. Mais aussi, nous assistons à la résurrection des figurines de plomb puisque, très rapidement, l'univers de D&D suscite un retour massif de ces objets qui avaient été remplacés par les figurines en plastique, suscitant un retour de la production de fabrication de figurines de plomb tout à fait inattendu. Ce ne sont plus des reproductions de soldats de l'histoire militaire, mais des magiciens, des voleurs, des chevaliers, des clercs qui progressent prudemment pour affronter des orques, des elfes et des gobelins. Gary Gygax avait d'ailleurs déjà réintroduit les figurines de plomb puisque le premier jeu de TSR, un an avant la sortie de D&D, était un wargame à figurines consacré à la guerre civile anglaise « Chevaliers et Têtes-Rondes » (1973)

 

Ainsi, autant la ligne pure et dure du wargame et du jeu d'histoire défendue par Richard Berg se présente comme un retour conservateur à la tradition prussienne du Kriegspiel stratégique, très pointilleuse sur l'historicité et le réalisme des manœuvres, autant la ligne de l'imaginaire de Gary Gygax s'inscrit dans la filiation de l'appropriation populaire du wargame apparu à la Belle Epoque avec les petits soldats de plomb et qui en vient dans les années 1970 à rejoindre le registre de la fantasy.

 

Gary Gygax est en effet d'abord un wargamer avant de devenir l'inventeur référentiel du jeu de rôles. Entre septembre 2002 et février 2008 (il meurt le 4 mars 2008) , Gary Gygax, élevé aux rang d’icône vivante par ses aficionados, avait instauré un dialogue à distance avec des rôlistes sur « EN World » un forum britannique majeur de la communauté des rôlistes. Sur le plan de la recherche historique et anthropologique, il va sans dire que l'analyse des matériaux bruts que constituent les archives de ces forums numériques de gamers pose des problèmes de méthodologie et leur apport reste encore une terra incognita. Le fil de discussion étalé donc sur 7 années est énorme ; il compte 9000 messages, témoignant de l'importance que Gary Gigax a conservé auprès des gamers, une vingtaine d'années après la sortie de Donjons & Dragons. Son influence sur la structure des jeux est déterminante : c'est lui qui introduit une notion présente dans de très nombreux jeux vidéo, pour le pire et le meilleur : le concept de « points d'expérience » et donc de « levelling » dont les répercussions non seulement ludiques mais aussi économiques et psychologiques sont immenses. Surtout, son impact sur les sociabilités ludiques des années 1970/1990 avant l'avènement d'internet puis la prolifération des réseaux sociaux est elle-aussi considérable. Dans les réponses faites aux rôlistes, on sent bien que Gary Gygax est parfois un peu exaspéré de se voir figé dans ce statut d'inventeur du genre « Jeux de rôles » même s'il est visiblement fier d'y trouver une reconnaissance somme toute méritée. Dans les années 2000, Gary Gigax ne veut pas trop regarder le passé, il essaie en effet de monter de nouveaux projets, d'imaginer d'autres mécanismes, mais ils n'auront pas le succès qu'il escomptait. C'est sans doute une des raisons de sa présence attentive sur ce forum anglais très lu par les gamers : faire connaître et populariser ses projets du moment. Une même forme de désillusion que celle de Richard Berg apparaît en filigrane devant l'évolution du marché. Elle s'explique pour les mêmes raisons économiques de la loi du marché imposée à Berg. Les sociétés éditrices de wargames et de jeux de rôles (Avalon Hill, SPI, TSR pour les principales) étaient en concurrence mais elles éditaient indifféremment wargames et jeux de rôle puisque ces jeux sont indissolublement liés dans la culture ludique populaire de l'époque. Richard Berg, si scrupuleux sur la véracité historique de ses wargames investit aussi parfois l'espace de la fantasy en adaptant au moins à deux reprises l'univers de Tolkien à la forme des wargames. Quand TSR sort D&D en 1974, Avalon Hill réagit et propose un concurrent, Runequest, en 1978, d'ailleurs bien meilleur que D&D dans sa conception selon les spécialistes, mais qui n'aura jamais le succès du pionnier selon une logique First In Last Out. Mais dès les années 80, ces sociétés nées d'amateurs d'histoire et de pulps qui se regroupaient autour de pratiques de hobby et autour de fanzines qui devinrent de vraies revues très lues, sont toutes avalées par les grandes maisons d'édition de jeux généralistes, Harbo en particulier, qui récupèrent les dividendes de ces innovations ludiques. Le plus intéressant sans doute dans les évocations de Gary Gygax lui-même sur ce fil de discussion concernent les souvenirs de son enfance à Chicago, son goût précoce pour l'histoire à travers les figurines militaires qu'il peignait, puis qu'il modifiait pour les adapter aux univers médiévalo-fantastiques qui l'intéressait aussi et qu'il commençait à relier à ces pratiques de joueurs avant la sortie de Donjons & Dragons.

 

Comme on le voit, cette histoire des origines des wargames détaillées ici d'un point de vue de l'histoire culturelle est extrêmement riche et fait appel à de nombreuses passerelles entre les registres de la culture populaire, de la contre-culture et de la culture légitimée des élites, sous un fond de récupération économique mondialisé du champ de l'imaginaire des sous-cultures . Il n'est pas possible de comprendre le succès des jeux vidéo qui mélangent allègrement représentations de l'histoire, contrefactuels et fantasy sans en faire la généalogie. Les codes présents et massifs aujourd'hui dans l'industrie des jeux vidéo empruntent encore largement certains de leurs éléments de jeu centraux à cette période-charnière des années 1960/1970. Le meilleur exemple en 2015 en a été certainement The Witcher III qui allie la puissance de la technologie actuelle à un scénario de jeux de rôle dont les mécanismes sont apparus 40 ans plus tôt, associé avec d'autres ingrédients propres à son époque (le goût du crafting chez les gamers d'aujourd'hui). Ces jeux de rôle où la fantasy est prédominante ont largement remporté la mise sur les wargames qui occupent désormais dans les jeux vidéo une niche très restreinte faute en partie du renouvellement du genre, faute d'une autre conception de la guerre et de la stratégie militaire, qui fait que les jeux dits de « grande stratégie » les ont largement supplantés dans l'univers vidéoludique avec d'autres dynamiques de gameplay.

 

Les jeux dits FPS/TPS ont eux-aussi une tradition militaire, mais dans une filiation radicalement différente assez bien connue désormais et qui est retracée dans un billet plus ancien de ce blog. Cette tradition est récente, relative à l'entraînement tactique virtuel des soldats et non pas à la compréhension stratégique de la conduite de la guerre par des officiers d'état-major comme au temps du Kriegspiel prussien. Ils proviennent de l’armée américaine, pour l’entraînement militaire virtuel des soldats surtout dans les situations de guerre asymétrique des conflits contemporains. Ces jeux sont indissociablement liés à la possibilité technologique de création d'environnement virtuel en 3D et à la vision subjective en temps réel qui exercent un pouvoir de fascination, au sens étymologique du terme, en raison du réalisme immédiat et de la sensation d'immersion. Des jeux qui en retour ont fini par connaître la popularité et le développement massif que l’on connaît actuellement, au point d’encombrer le marché vidéoludique jusqu’à la saturation en finissant peut-être par lasser les gamers par leur répétitivité et leur manque de renouvellement en terme de gameplay. Quelques signes laissent présager un retour du narratif dans de nombreuses catégories de jeu avec des scénarios, des interactions et des bifurcations de choix dignes de ce nom.

 

Est-ce parce que les wargames - au sens exact du terme dont nous avons essayé de retracer la généalogie - sont souvent perçus comme des jeux de petits soldats de plomb ou d’histoire-bataille pure sans grand intérêt qu’ils sont plutôt négligés par les historiens ? Ils témoignent peut-être pourtant d'un goût populaire pour la reconstitution ou la mise en scène historique qui mériterait un examen plus approfondi. Ces jeux de simulation sont des contrefactuels à part entière, qui partent d’une situation historique réelle donnée la plus fidèle possible, au risque d’une très grande complexité pour voir une issue alternative. Ou à l'inverse qui intègre le « Et si... » en partant d'une situation qui ne s'est pas produite mais qui aurait pu se décliner dans l'histoire. Le wargame classique n’était pas forcément le simple fait de rejouer une bataille ponctuelle où l’on avance des régiments sur une carte militaire pour en transformer l'issue advenue. Ils pouvaient prendre en compte une campagne militaire plus globale, où la question de la guerre sous des aspects autres que la tactique pure est prise en compte et deviennent même prédominant. Par exemple, la chaîne du ravitaillement et de communications, l’impact sur les populations civiles, l’éloignement des bases d'approvisionnement, l’attrition et le moral des troupes, les conflits asymétriques, les contraintes climatiques saisonnières avec une somme de paramètres à prendre en compte impressionnant. Dans le monde des jeux vidéo, ces wargames au design souvent austère et très peu spectaculaires restent comme nous l'avons signalé des jeux de niche spécialisés mais où les amateurs d’une certaine forme d’histoire contrefactuelle sont particulièrement nombreux.

 

De la même façon, Assassin’s Creed Unity (page 291) n’est pas à proprement parler un jeu contrefactuel ni un jeu uchronique dans sa trame gamique .Certes Paris aura été minutieusement reconstituée avec l’aide d’un historien, Laurent Turcot, et l’on y aura croisé Mirabeau, Sade, Bonaparte, Robespierre, Olympe de Gouges ou Lavoisier, dans des situations parfois – volontairement ou involontairement – contrefactuelles de façon ponctuelle. Cette reconstitution dans son aspect histoire-décor est une prouesse technologique majeure qui présente d’ailleurs un grand intérêt mais Jean-Clément Martin a bien démontré que le scénario du jeu relève de la pure fantasy. C’est un jeu d’aventure qui obéit au gameplay spécifique à cette catégorie de jeu et où l’histoire de la Révolution parcourue s’inscrit d’ailleurs dans une meta-histoire qui nous sort complètement de l’histoire des possibles, en faisant appel à des sociétés secrètes et des complots séculaires, argument propre au développement d’une série où les héros traversent l'histoire. La série semble d’ailleurs arriver à bout de souffle, faute de renouvellement du gameplay et de manque de profondeur scénaristique, la meta-histoire devenant d'ailleurs de plus en plus allusive dans les derniers épisodes.

 

L’argument uchronique de Wolfenstein 3D (page 291) est lui aussi tellement ténu qu’il est difficile de l’invoquer pour parler de jeu fondé sur des contrefactuels. C’est à nouveau un jeu de tir mais surtout un jeu défoulatoire extrêmement transgressif par rapport aux règles draconiennes qui régissent la représentation de la croix gammée et des autres signes nazis dans les jeux vidéo. Il est d'ailleurs remarquable de constater que sa source d'inspiration, le jeu Castle Wolfenstein, est considéré quant à lui comme l'une des origines des jeux dits d'infiltration.

 

Le blocage proviendrait donc du fait que le gamer serait sensible prioritairement au gameplay, le contexte et le scénario étant relativement accessoires, et que l’historien spécialiste des registres rhétoriques de la narration classique balaierait un peu trop vite d’un revers de main ce gameplay comme non indispensable à l’analyse historienne, parce qu’il n’en maîtrise pas les codes et les pratiques. Ces dernières ne se résument pas à prendre une manette entre les mains pendant quelques minutes ou quelques heures. S'il est souhaitable, comme les auteurs le soulignent, de se placer aussi du côté des joueurs, il est nécessaire que l’historien joue lui-même, de la même façon qu’il lit un livre, observe une enluminure ou qu’il visionne un film comme matériaux de son champ d’études. Est-il possible de parler de ces jeux sans les jouer et entrer dans les formes de rhétorique procédurale ? Est-il concevable de cantonner l'étude de l'histoire dans les jeux vidéo à une étude des représentations de l'histoire dans nos sociétés actuelles, étude considérée sous l'angle unique des concepteurs et designers de ces jeux, puisque le gamer n'est pas qu'un spectateur, mais qu'il interagit ou produit des mods ? Le grand mérite du livre est d'évoquer subrepticement cette question et d'ouvrir ainsi à son tour un champ du possible. Mais il nous faudra la dédoubler, se poser la question du player autant que celle du gamer, de ce que fait le joueur (notre langue ne fait pas la subtile et fondamentale différence anglo-saxonne entre le game et le play) quand il joue avec les contrefactuels dans une autre série de jeux de simulation historique qui ne sont pas des wargames et qui sont appelés « jeux de grande stratégie ». C’est justement sur ceux-ci qu'il convient de centrer l'analyse des contrefactuels en action et comprendre comment sortir de cette incompréhension ou trop grande étanchéité entre deux univers qui ne se fréquentent pas assez, celui des historiens d’une part et celui des gamers amateurs d’histoire. Ces derniers sont d’ailleurs parfois les étudiants de ces mêmes historiens en ayant développé leur appétence pour l'histoire plus en jouant à des jeux vidéo que sur les bancs du collège et du lycée ! (Les jeux historiques pervasifs contrefactuels ne seront pas examinés ici, en renvoyant à l’analyse proposée dans un billet antérieur).

 

Mais avant d'analyser en détail en quoi les jeux de grande stratégie, différents des wargames, semblent les plus appropriés pour créer une démarche contrefactuelle dans les jeux vidéo, il sera nécessaire d'effectuer au prochain épisode un dernier détour, surprenant, sur le wargame dans les avant-gardes littéraires, artistiques et politiques du XXème siècle



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