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Den's a donné une réputation à Socros pour un billet, Tutoriel : La balise Spoiler
Une fonctionnalité très utile que notre forum vous propose est l'utilisation de la Balise Spoiler. De quoi s'agit t-il ? tout simplement un bout de code entourant un bloc de texte, images, permettant de caché le contenu. Pour voir ce qui est caché, il suffit de cliquer sur le petit bouton "show".
Quel est l'utilité ? Simplement parfois insérer des images dans un post, mais pour éviter de surcharger le chargement de la page avec le nombre d'images, on les insère dans une balise spoiler; autre utilisation : raconter le dernier épisode de Game of Thrones sans gâcher le plaisir de ceux qui ne l'ont pas vu .
Pour intégrer cette fonctionnalité dans votre post, deux solutions :
- la première : entourée votre contenu de ces deux balises [ spoiler ] votre contenu [ / spoiler ] (il faut retirer les espaces pour que cela fonctionne.)
- la deuxième : utiliser dans la barre d'outil l'option BBcodes Spéciaux, il faut ensuite choisir Spoiler dans la liste déroulante et indiquer votre texte puis cliquer sur OK.
Et voilà, vous connaissez le moyen de cacher du contenu sur un de vos posts.
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Den's a donné une réputation à ElDesdichado pour un billet, "Tecumseh repose ici": une expérimentation d'un jeu pervasif historique et ses enjeux cognitifs
Source: Timothy Compeau et Robert MacDougall, Tecumseh Lies Here: Goals and Challenges for a Pervasive History Game in Progress, Playing With Technologies in History Conference (PastPlay), Niagara-on-the-Lake, Canada, 30 avril 2010
A de nombreux égards, cet article propose une des réalisations les plus réfléchies et les plus abouties en faveur de l'introduction du jeu pervasif dans l'enseignement de l'histoire. Pour mémoire, rappelons qu'un jeu pervasif ou ARG (Alternate or Augmented Reality Game) se caractérise par les trois éléments majeurs suivants, même si la définition est sujette à des approches variées, complémentaires et parfois différentes:
- Le jeu pervasif s'inscrit dans le monde physique réel. Dès 1993, dans un article fondateur, Pierre Wellner posait la question de la réalité augmentée en ces termes: "Nous vivons dans un monde complexe, rempli de myriades d'objets, d'outils, de jouets et de gens. Nous passons notre vie à interagir avec cet environnement. Cependant, nos activités informatiques se déroulent en grande part en étant assis devant un ordinateur, l'oeil fixé sur un écran lumineux ... A partir de l'isolement de notre station de travail, nous essayons d'interagir avec notre environnement, mais les deux mondes ont peu de choses en commun. Comment échapper à l'écran et réunir ces deux mondes ?" (Pierre Wellner et al., "Computer-Augmented Environments: Back to the Real World", Communications of the ACM 36, n° 7 (1993), pp. 24-26)
- Le jeu pervasif possède une dynamique collaborative très forte puisque ce sont les interactions entre joueurs utilisant tous les supports de réseaux possibles et imaginables qui en assure la cohésion et la progression. Il est indéniable que c'est l'avènement du web 2.0 et la démocratisation/démultiplication des écrans de plus en plus mobiles, qui a favorisé l'émergence puis le développement des jeux pervasifs.
- En terme de gameplay, le jeu pervasif propose le plus souvent une fin ouverte et non univoque. Cela suppose une technique d'écriture de scénario ludique très spécifique qui doit intégrer le fait que les concepteurs ne savent pas au départ ce que les joueurs vont en faire.
Sans entrer dans les détails de l'histoire des jeux pervasifs qui dépasserait les limites de ce billet, il est une figure incontournable à connaître dans leur game design: Jane McGonigal, conceptrice d'un des archétypes du genre I Love Bees (2004) et dont les plus récents jeux comme World Without Oil (2007) et surtout Urgent Evoke (2010), commandé par la Banque Mondiale, montrent la montée en puissance du concept de pervasivité dans l'univers du jeu et bien au-delà. On constate que la dynamique de ces jeux place les gamers dans une situation d'anticipation d'un futur proche où le jeu consiste à résoudre une situation problème (la pénurie de pétrole) ou même à sauver le monde dans le cas d'Urgent Evoke en nous plaçant en 2020.
Tecumseh Lies Here inverse la temporalité. Il s'agit d'utiliser le concept de jeu pervasif pour découvrir/exhumer le passé, et non pas inventer un futur proche. Mais cela va même beaucoup plus loin. Le but affiché consiste à utiliser le jeu plus pour appréhender ce qu'est l'investigation historique, la démarche historienne critique, que pour seulement s'immerger et apprendre une réalité d'un pan du passé.
Le contexte historique exploré par le jeu est la guerre anglo-britannique de 1812 "qui ne fut pas - quoi qu'en disent les manuels d'histoire - un simple réflexe de survie de la part de la jeune nation face à l'agressivité des Anglais, mais une véritable guerre d'expansion vers la Floride, le Canada et les territoires indiens" (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, Agone, 2002, page 151). Le chef shawnee Tecumseh, dans sa tentative d'unifier les peuples indiens pour contrer cet expansionnisme, est d'une précoce et rare lucidité en saisissant l'enjeu essentiel: la question de la propriété de la terre. "La seule et unique façon pour les Hommes Rouges de contenir et de stopper le mal est de s'unir pour revendiquer un droit commun et équitable à posséder la terre, comme cela était à l'origine et devrait encore être. Car la terre n'a jamais été divisée et appartient à tous pour l'usage de chacun. Nul n'aura le droit de la vendre, pas même à son frère rouge, et encore moins aux Blancs, qui veulent tout et n'abandonneront pas" (Zinn, op. cit, page 151). Sa stratégie consiste alors à s'allier avec les Britanniques pour se débarrasser de la menace immédiate et directe américaine. Il perd la vie au cours de la bataille de la rivière Thames le 5 octobre 1813, dans des conditions controversées qui sont au coeur de l'intrigue du jeu. Les événements devaient lui donner raison puisque la guerre creek des Bâtons Rouges en 1813-1814 aboutit à la signature du traité de Fort Jackson le 9 août 1814 qui "inaugurait quelque chose de nouveau et de primordial. Il accordait aux Indiens des droits individuels de propriété foncière, les distinguant les uns des autres, disloquant la propriété commune de la terre, donnant des terres aux uns et abandonnant les autres dans le plus grand dénuement. Bref, il introduisait cet esprit de compétition et d'intrigues caractéristique de l'esprit capitaliste occidental." (Zinn, op. cit, page 153).
Autant dire que la guerre de 1812 fait partie du roman national américain. Le jeu s'inscrivait d'ailleurs dans la cadre des commémorations du bicentenaire, car son objectif consistait aussi à en subvertir le sens édifiant et édificateur, à bousculer/déranger les participants dans une démarche critique contredisant la manière dont cette histoire est enseignée (quand elle est enseignée, puisque c'est une histoire en grande partie occultée, et en même temps aux narrations riches et contradictoires selon qu'elle est examinée par les Américains, par les Canadiens ou par les peuples de la région des Grands Lacs). Le jeu dans son intitulé même et dans sa progression joue constamment sur les deux sens du mot "lies": reposer pour parler de la dépouille de Tecumseh, mais aussi mensonges pour décrire les oublis et contrevérités de l'histoire officielle. L'utilité sociale de l'Histoire n'est-elle pas de déranger le contemporain et d'interroger constamment le Passé pour comprendre comment sa lecture équivoque est le fruit de visions du monde antagonistes qui sont autant de moteurs de la fabrique de l'Histoire ?
L'apport le plus décisif de cet article consiste à montrer comment le jeu pervasif entretient un rapport étroit avec la méthodologie historique. Les concepteurs sont très clairs dans leur démarche: "Ainsi, jouer à "Tecumseh repose ici" a beaucoup à voir avec la recherche historique réelle. Les joueurs se rendent dans des bibliothèques et des archives. Ils rassemblent des preuves. Ils interprètent, analysent et discutent les preuves qu'ils ont collectées. Certains de nos personnages de fiction ne sont pas au dessus de tout soupçon en forgeant et en fabriquant des documents, et les joueurs doivent apprendre à questionner leurs preuves et à procéder à une critique de leurs sources. Le contenu historique n'est pas au coeur du jeu, le jeu est en soi une recherche historique.
Les sites patrimoniaux et historiques font partie intégrante du jeu, à travers des énigmes qui ne peuvent être résolues qu'en visitant les lieux réels. Elles se rapportent à des expositions dans les musées. Des objets sont cachés dans des parcs ou sur des champs de bataille. (...) De nouvelles énigmes amènent les joueurs à passer l'internet au peigne fin, mais aussi à visiter (des lieux physiques) dans un large rayon de la région des Grands Lacs et au-delà. Une des leçons du jeu est de montrer que le passé est présent partout. Un jeu pervasif entraîne les participants à traiter des indices comme dans un jeu et des modèles d'interprétation dans des lieux qui ne sont pas a priori des terrains de jeu. Même une guerre oubliée laisse des traces dans la toponymie, les limites politiques, et les mythes locaux. "Tecumseh repose ici" a pour but d'ouvrir les yeux sur la présence pervasive du passé".
Des indices, des traces, des mythes historiques à interpréter et à relier: nous sommes en plein dans la démarche indiciaire de l'historien décrite par Carlo Ginzburg. D'autant que l'existence de factions antagonistes entre les joueurs montre que "chaque groupe fictionnel de joueurs a sa propre interprétation de l'histoire, un point de vue qui est pertinent sur certains points et défaillant sur d'autres". Une des tâches ouvertes décidées par les groupes de joueurs consiste à repérer les oublis, les failles et les erreurs dans les documents, les oublis et les contrevérités des livres d'histoire ou d'autres sources indirectes.
La collaboration entre les joueurs d'une même faction s'appuie sur les capacités de chacun: l'un pourra consulter des documents en français parce qu'il maîtrise la langue, un autre sera spécialiste de l'analyse des photos aériennes, un autre sera proche géographiquement de tel lieu et pourra s'y rendre pour le groupe.
Le second apport de l'article est d'analyser les conditions de faisabilité d'un jeu pervasif historique, les facteurs intrinsèques et extrinsèques de réussite et d'échecs.
Le coût et la gestion du temps.
- Même si certains jeux pervasifs ont des budgets conséquents (par exemple Urgent Evoke a coûté 500 000 dollars pour rassembler 19 000 joueurs), il est relativement facile de concevoir un jeu pervasif historique avec des coûts beaucoup plus faibles. Ces jeux ne demandent pas en effet des environnements graphiques et logiciels sophistiqués. Le vrai problème est la question du temps de développement, car de par leur nature de jeux ouverts, "cela suppose de prévoir et de planifier d'innombrables possibilités et de créer une grande quantité de contenus sur un large spectre de supports différents (sites web, emails, vidéos, audios) ainsi que des indices dans les lieux réels". Mais au-delà du développement en amont, se pose aussi la question du temps consacré à la gestion du jeu par les concepteurs une fois qu'il est lancé. "Un jeu même modeste peut générer des centaines de emails, de textos, de tweets, de pages webs, et un jeu, s'il est conçu correctement, ira forcément dans des directions qui n'étaient pas prévues initialement". La balance entre les jeux de progression très scriptés et les jeux d'émergence aux fins ouvertes n'est pas toujours facile à décider et a fait l'objet d'un compromis raisonnable dans Tecumseh repose ici.
- Un des problèmes essentiels à résoudre est de faire rebondir l'intérêt des joueurs impliqués. La source du plaisir à jouer à un jeu pervasif est le degré de surprise qu'il génère. Les moments les plus mémorables de ce type de jeu sont liés aux événements qui apparaissent en cours de jeu et qui dépassent les attentes initiales du joueur: cela crée une tension, un "bras de fer" entre les intentions du concepteur du jeu et les envies des joueurs. "Dans ses meilleurs moments, la recherche historique présente le même caractère. Une source prometteuse amène vers d'autres sources plus nombreuses, une bonne question suscite d'autres questions, et les découvertes les plus satisfaisantes sont souvent celles qui permettent de relier soudainement des détails mineurs précédents à un ensemble plus vaste d'hypothèses".
- Se pose enfin la question des conditions de participation: le temps consacré à cette activité ludique très immersive est-il compatible avec le temps scolaire et universitaire ? Un enseignant ou une équipe dans un musée ont-ils le temps de concevoir et de développer ce type d'activité ?
Audience, communauté et impact.
- il n'est pas très facile d'évaluer combien de joueurs seront potentiellement attirés par un jeu pervasif. D'autant qu'une fois que le jeu est lancé et connu, seule une petite fraction de personnes deviendront des joueurs actifs. Et moins nombreux encore seront ceux qui mèneront l'expérience jusqu'à son terme.
- il faut aussi définir à qui s'adresse le jeu pervasif historique : à des habitués et experts en jeu pervasif pour qui le contenu historique sera secondaire? A un public plus vaste et néophyte, dans un objectif de sensibilisation à l'Histoire? à des amateurs d'Histoire ? à des gamers de jeux historiques ?
- il est nécessaire de veiller aussi à ce que le jeu puisse rester ouvert à la participation de nouveaux venus, une fois que la communauté de jeu a été déjà mise en place. Or on constate que la communauté installée qui a acquis des compétences de plus en plus élevées pour résoudre les situations problèmes peut avoir du mal à intégrer les participants tardifs et forcément plus malhabiles.
- une question essentielle est celle de la rejouabilité d'un jeu pervasif. La plupart d'entre eux sont des fusils à un coup, comparables à un événement unique, "un concert de rock, qui n'a de sens que pour ceux qui sont présents, et non reproductible pour ceux qui n'y sont pas".
- enfin, un des risques les plus sérieux serait de donner une vision conspirationniste de l'Histoire. Pour assurer une dynamique de jeu, les jeux pervasifs fonctionnent parfois sur le mode du secret, d'une vérité cachée, d'une conspiration dont on trouve les modèles à succès aussi bien dans des best-sellers comme "Da Vinci Code" (2003) que dans des jeux vidéo comme la série des "Assassin's Creed" (à partir de 2007). C'est cette dimension de révélation d'une vérité alternative qui procure bien souvent la sensation de plaisir du lecteur ou du joueur dans une allégorie du contrôle. Il est sans doute indispensable, pour des raisons éthiques, d'éviter cet écueil, ce qui suppose une qualité d'écriture scénaristique au service d'une vision plus scientifique et plus réaliste de l'Histoire. Après tout, Umberto Eco avait réussi son pari de nous faire découvrir une partie de l'univers mental médiéval dans Le Nom de la Rose sans sacrifier au conspirationnisme qui est un peu la marque de fabrique de notre époque depuis le 11 septembre.
L'article se termine par une conclusion provisoire sur les usages du jeu pervasif en Histoire qui est d'autant plus stimulante qu'elle pose plus de questions qu'elle ne donne de réponses définitives. Il semble bien possible en tout cas de concevoir des jeux pervasifs capables de délivrer un mode de pensée proprement historique.
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Den's a donné une réputation à ElDesdichado pour un billet, Feuilleton Pour une histoire des possibles - 2 : Des uchronies dans l'air du temps ?
Des uchronies dans l’air du temps ?
Un chronaute sait tout et rien à la fois. J’étais partout et nulle part. Je suis mort d’innombrables fois sans perdre la vie. Toutes les probabilités et les possibilités se réalisent en même temps. Quantum Break (1)
En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps. René Char, Recherche de la base et du Sommet. (2)
Dans le chapitre consacré aux uchronies littéraires des temps contemporains du XIXème siècle à aujourd’hui (3), le livre dresse quelques constats sous la forme d’une proposition de périodisation. Premier constat : au cours du XXème siècle les uchronies se fictionnalisent et entrent progressivement dans la sous-culture au fur et à mesure que la science historique s’objective, éloignant encore un peu plus des productions d’un XIXème siècle où les fictions se présentaient volontiers comme des tableaux historiques ou de mœurs à la Balzac ou à la Zola, où les œuvres historiques avec la figure cardinale de Michelet n’hésitaient pas à insuffler un souffle romanesque et lyrique dans leur écriture et où fleurit en plein romantisme le roman historique. Deuxième constat : après 1945, on assiste à une massification de la production des uchronies et à leur ancrage dans une forme de contre-culture critique, politique, subversive parfois, éléments que le chapitre ne met sans doute pas assez en évidence, peut-être parce qu’il a semblé hors du propos alors que l’uchronie porte fortement cette potentialité critique. Les uchronies en raison de cette massification deviennent un genre à part entière même si elles restent souvent catégorisées en sous-genre de la science-fiction Le livre met en exergue avec justesse l’un des chefs d’œuvre de cette littérature : Le maître du haut château de Philip K. Dick (4). Troisième constat : à partir de 1980, se produit une véritable extension du domaine de l’uchronie qui passe par une grande diversification des productions mais aussi fait apparaître la reprise en compte de l’uchronie par la « grande » littérature. Là aussi les auteurs cernent bien l’importance symptomatique du roman de Philip Roth Le complot contre l’Amérique (5) dont l’argument concerne d’ailleurs la même période que le roman de Dick mentionné plus haut.
Le plus important est qu’ils relèvent que ce succès éditorial des uchronies littéraires se produit en « conjonction de (…) la pratique historienne du contrefactuel » (page 73). Mais le vrai problème de cette concomitance est qu’elle reste largement irrésolue par les auteurs, sous-interprétée, peu questionnée. On peut se demander jusqu’à quel point les auteurs ne se sentent pas trop éloignés de leur domaine savant traditionnel d’investigation quand ils envisagent les usages publics de l’histoire par la face nord, celle de l’uchronie, cette « voie singulière » dont « les parages sont risqués » (page 74). A cet égard, on remarque que c’est le chapitre le plus descriptif, celui qui bénéficie de moins de références dans l’appareil critique, moitié moins que les autres chapitres.
Cette sous-interprétation se résume parfois à des considérations sur le mode de l’air du temps des « vastes mutations contemporaines » à tel point qu’elles sont condensées entre parenthèses dans le livre : « (modification du rapport à la science, fin des grandes idéologies, perception d’un monde plus incertain, difficulté à se projeter dans l’avenir, mutations des formes de l’espoir, jeux inquiets ou fascinés entre réalité et virtuel) » (page 73). Or notre période du temps présent n’a pas, loin de là, l’apanage des grands traumatismes collectifs comme le choc du 11 septembre (page 72). Cette réflexion sur la prolifération des uchronies contemporaines ne peut faire l’impasse sur les conditions sociales, culturelles et économiques de leur production et de leur réception. Plutôt que de chercher dans le succès de l’uchronie le repli et le refuge inquiet face à un monde rempli de menaces et d’incertitudes, elle est peut-être la résultante du basculement complet du régime de la diffusion des productions culturelles avec l’avènement de l’ère d’une médiatisation globale et disponible à profusion où la littérature sous la forme du livre n’est d’ailleurs qu’une partie de plus en plus marginale sous sa forme papier. C’est peut-être en restreignant l’examen des uchronies sous leur forme originelle, essentiellement littéraire et livresque que l’on perd leur dimension démultipliée actuelle. Le lien ne se ferait donc pas tant avec la pratique historienne du contrefactuel qu’avec la pratique du contrefactuel dans le raisonnement du quotidien des gens ordinaires. Et les historiens ne sont pas qu’historiens, ils sont aussi des gens ordinaires, curieux de leur environnement qu’ils questionnent ensuite éventuellement en historien pour en faire le cas échéant des objets d’histoire. L’exemple de Niall Ferguson est assez flagrant : il a commencé à s’intéresser au raisonnement contrefactuel dans les jeux vidéo en regardant ses enfants jouer car il comprend très tôt dans la communauté des historiens que l’interaction entre le joueur et l’intelligence artificielle permet un raisonnement, un accès singulier, parfois indirect, à des connaissances historiques (6). Aujourd’hui, la majorité des historiens actuels qui ont moins de quarante ans ont été aussi (ou sont peut-être encore) des gamers friands d’uchronies délassantes ou stimulantes pour l'esprit.
Dans ce chapitre consacré aux uchronies dans les œuvres de fiction, il y a bien quelques références à l’univers cinématographique et télévisuel, mais elles ne sont pas explorées en profondeur alors qu’elles constituent sans doute avec le jeu vidéo le plus grand réservoir et l’accès privilégié aux uchronies d’aujourd’hui. D’autant que ces productions uchroniques sont non seulement très nombreuses, très sophistiquées, en terme de moyens de production, mais aussi qu’elles se déclinent sur les différents supports qui se répondent les uns aux autres en terme de diffusion.
Prenons l’exemple du sous-genre du steampunk exploré dans le livre (page 69): il s’agit autant d’une esthétique (d’où l’importance de l’image) que d’une écriture en partie uchronique qui cultive l’anachronisme et relève aussi du fantastique ou de la fantasy telle que la définit par exemple un autre historien, Jean-Clément Martin, dans sa leçon d’histoire sur le jeu vidéo Assassin’s Creed Unity (7). Le plaisir ressenti à lire, mais surtout à regarder ou bien à jouer à ces productions provient de la malice des effets de décalages et de mélange qu’ils autorisent où les repères temporels classiques deviennent inopérants. Transposé aux jeux vidéo, le genre a connu un grand épanouissement avec au moins un chef d’œuvre autant graphique que scénaristique, Bioshock Infinite (2013, 2K Games). Les développeurs français d’Arkane Studios ont eux aussi réalisé Dishonored (2012, Bethesda) dont la réussite proprement esthétique avait été largement saluée, confortant un peu plus cet aspect visuel propre à l’uchronie contemporaine.
Une autre illustration de cette question des supports visuels de l’uchronie provient du succès actuel des séries télévisuelles par rapport aux œuvres cinématographiques. Là aussi la seule série évoquée dans ce chapitre de l’uchronie est Code Quantum (1989-1993). Or la multiplication et les conditions de diffusion/réception des séries télévisuelles ont radicalement changé depuis le début des années 1990 avec les accès internet des plateformes de streaming qu’elles soient légales ou plus encore illégales. Même le format épisodique est en pleine transformation pour s’adapter au goût du public. A côté des séries à saison classique, sont réapparues les séries d’anthologie si populaires dans les Etats-Unis des années 1950-1960 ainsi qu’une nouvelle génération de mini-séries adaptées aux nouveaux formats de la télévision et du replay. La production uchronique y est prolifique car elle correspond sans doute à un genre dont les stratégies marketing connaissent l’engouement du public. Ainsi Le Maître du Haut Château, décidément incontournable, fait l’objet d’une série produite par Ridley Scott qui est diffusée en streaming sur le service VOD d’Amazon depuis novembre 2015 (8). Le pilote a été celui qui a été le plus regardé sur ce service vidéo qui fait partie des nouveaux acteurs en pleine montée de puissance de la diffusion culturelle de masse depuis une dizaine d’année avec une accélération profonde encore plus récente. Hulu, qui est aussi une plateforme de vidéo à la demande avec service de VOD née en 2007 et qui produit des séries exclusives depuis 2011, dispose de sa mini-série uchronique dont la diffusion est en cours : 11/22/63 (9), adaptation d’un roman de Stephen King du même nom, diffusé de février à avril 2016 qui nous replonge dans une tentative d’empêcher l’assassinat du président Kennedy, le héros empruntant un portail temporel qui le ramène en 1960. Canal Plus en France a très rapidement acheté la série pour diffusion sur sa chaîne très prochainement.
Si l’on en revient à Code Quantum cité par les auteurs, un phénomène particulièrement intéressant et inédit vient de se produire en avril 2016 dans ces deux industries culturelles dominantes, les séries télévisuelles diffusées en streaming et les jeux vidéo dématérialisés, qui supplantent désormais en audience les espaces de référence habituels des historiens : le cinéma et l’édition littéraire. Il s’agit de Quantum Break(10), un jeu vidéo défini comme crossmedia, c’est-à-dire qu’il imbrique des moments de jeu et des moments télévisuels dépendant en partie des choix du gameplay et qu’il propose d’assurer une continuité entre les personnages virtuels des motion captures réalisées sur les acteurs pendant les phases de jeu et les personnages réels incarnés par les acteurs. A lire les premières critiques, que ce soit dans la presse généraliste (11) - Le Monde, Les Inrocks, par exemple - ou les sites internet spécialisés, il n’est pas sûr que ce jeu hybride soit une réussite car il bute comme souvent dans les jeux vidéo sur la faiblesse du scénario qui n’est pas forcément l’ élément le plus indispensable dans la réalisation d’un bon jeu si l’on prend l’histoire du jeu vidéo depuis Pong, l’illustre ancêtre. Mais il constitue une approche expérimentale (tout en ayant des moyens massifs de blockbuster en s’appuyant sur Microsoft) pour de nombreuses raisons qui sortent de notre propos : la demande de plus en plus pressante de narrations sophistiquées qui rapprocheraient l’univers des jeux vidéo de la dramaturgie des séries télé, des formes d’interaction de plus en plus poussées ou inédites. Dans les deux cas, Quantum Break semble échouer vu l’importance du shooting répétitif dans le gameplay et la pauvreté des choix narratifs. Une approche audacieuse aussi car elle prend le risque de mécontenter tout autant les gamers avides de gameplay que les amateurs de séries gourmands de rebondissements. Il s’agit donc d’un essai prometteur et il n’est pas indifférent que l’argument de cette production relève en partie d’une machine à remonter le temps, ressort classique depuis Wells quand bien même il ne relève pas véritablement de l’uchronie.
Plus généralement, à travers ces exemples, il s’agissait d’envisager les productions des jeux vidéo et les séries télévisuelles non pas comme une perte de temps dans un divertissement, mais comme une réflexion sur le temps – historique ou non - dans le divertissement de masse. Et la créativité multidimensionnelle de l’industrie du jeu vidéo en ce domaine est proprement troublante. Le temps est interrogé sous toutes ses formes avec ses distorsions, ses ruptures ou ses discontinuités, ses retours dans le passé et ses projections dans le futur (12). Des temps arrêtés où le temps ne s’écoule que lorsque le joueur se déplace (13). Des temps qui peuvent être aussi fragmentés et reconstitués comme des pièces de puzzle à emboîter et à investiguer à la manière d’un historien face à des archives sur un mode indiciaire (14). Des temps recommencés par la répétition de l’action où il est possible ou même nécessaire pour progresser de rejouer le jeu indéfiniment dans le cas des die and retry (15). Cette répétition, quand elle s’applique à des jeux vidéo historiques, pose de redoutables questions sur le continuum historique puisque le temps devient réversible (16), sur les rapports de causalité, sur les notions de fin et de cheminement ou même, dans un registre métaphysique et sacré, sur la mort. Les historiens ne peuvent pas ne pas s’intéresser aux jeux vidéo actuels puisqu’ils travaillent cette matière du temps. Mais ils n’ont peut-être pas à eux seuls les outils conceptuels pour les appréhender. Il est nécessaire de convoquer les spécialistes des sciences du jeu, absents dans les références de l’ouvrage.
En effet il n’y a pas que les changements drastiques des conditions de production et de réception de l’industrie du divertissement depuis l’ère de l’internet qui entrent en ligne de compte comme j’ai essayé de le montrer plutôt que d’y voir comme les auteurs une valeur refuge aux inquiétudes du temps présent. Essayer de résoudre cette question de l’engouement pour les uchronies, histoires parallèles, histoires contrefactuelles nous renvoie peut-être à une autre conjonction. L’histoire, la science historique n’échappent pas à des formes de ludification/ludicisation de nos sociétés repérées justement à partir des années 1980 (17) qui s’amplifient et se transforment sous nos yeux. Les jeux vidéo commerciaux en sont la partie la plus spectaculaire et la plus visible. Il convient donc de les examiner maintenant.
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Den's a donné une réputation à ElDesdichado pour un billet, Feuilleton Pour une histoire des possibles - 3 : Une histoire en plomb: le wargame de la Belle Epoque
Le wargame entre reconstitution et contrefactuels, entre hors-temps et subversion du temps historique réel
Une histoire en plomb : le wargame à la Belle Epoque
Comment les auteurs envisagent-ils la présence du contrefactuel dans les jeux vidéo ? C’est l’objet de la première partie d’un autre chapitre du livre « La console et le tableau. Rejouer l’histoire, un jeu sérieux ? » (pp. 285-310)
Les incursions des historiens français dans le jeu vidéo restent encore timides. Elles se réduisent le plus souvent à une histoire du jeu vidéo lui-même sans guère de référence à une histoire culturelle du jeu plus large, et à l'examen des représentations de l'histoire contenues dans ces jeux. Elles font très rarement appel à l'histoire des idées et à l'épistémologie et à la philosophie de l'histoire. Le livre de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou participe à une décrispation importante sur la question. Il y a cependant une réelle difficulté pour les auteurs à appréhender les enjeux et les ramifications de l’industrie du jeu vidéo. « Un univers foisonnant » (page 290) soulignent-ils. Il est logique qu’il n’entre pas dans l’économie du livre, dont ce n'est pas le propos central, d’en donner une analyse détaillée, d’autant qu’elle reste largement à faire et qu’il est encore nécessaire de trouver une méthodologie de recherche propre à ces productions entièrement différentes d’autres éléments classiques de la culture populaire, le cinéma, la bande dessinée où les historiens ont des repères plus précis. Les deux véritables angles d’approche pour comprendre ce que ces productions peuvent apprendre aux historiens sont cependant bien identifiés. Le premier consiste à se placer pour une fois « davantage du côté du lecteur, de l’auditeur ou de l’amateur d’histoire » (page 286), le second à constater que « le contrefactuel ou l’uchronie (y) sont largement mobilisés » (page 290).
Une autre difficulté est d’ordre typologique. Il y a des catégories de jeux fondées sur des mécaniques de jeu, ce que l’on appelle le gameplay, plus que sur leur contenu désigné comme « historique » ou non, intégrant des arguments contrefactuels ou non. Le gameplay ne dépend donc pas du schéma narratif mais des formes d''interaction entre le programme et le joueur, faisant partie de ce que Ian Bogost a appelé une rhétorique procédurale.
Ces catégories ne sont pas intangibles, elles sont en constante recomposition par des phénomènes de formes d'hybridation de gameplay dont les gamers sont d'ailleurs friands. Elles sont en partie fabriquées par le marketing de l’industrie du jeu vidéo lui-même ou bien par les médias vidéoludiques spécialisés, mais elles sont réelles et profondes en appartenant simultanément à une histoire et à une généalogie des jeux vidéo qu'il convient de maîtriser d'une part ; à une identification qui reste très importante pour les joueurs d'autre part. Elles demandent donc à être définies avec souplesse mais précision.
Il faut aussi tenir compte que cette industrie ne se cantonne pas aux productions dites AAA dont le budget est équivalent désormais à un film à grand spectacle. Les jeux vidéo qui actuellement questionnent le mieux la question du contrefactuel sont bien souvent les créations de petits ou moyens studios indépendants où la prouesse technologique (univers en 3D de plus en plus impressionnants, gigantisme de l’espace virtuel parcouru par le joueur, recours constant à la vue subjective) n’est pas l’objectif, mais bien plutôt la recherche ou la déclinaison d’un concept historique voire philosophique et réflexif. On commence même aussi à voir des chercheurs en sciences humaines et sociales s'emparer de ces supports pour présenter leurs travaux d'une manière hétérodoxe.
Enfin, nous y reviendrons dans la suite de notre feuilleton, les productions contrefactuelles les plus étonnantes dans le domaine des jeux vidéo sont en fait créées par les gamers eux-mêmes à travers un phénomène où la modification de l’histoire propre à la démarche contrefactuelle rejoint celle du jeu lui-même : le phénomène du modding. C’est-à-dire que ce sont les joueurs et non les concepteurs qui sont dans ce cas les producteurs réels du contrefactuel à partir du code du jeu (pouvant lui-même être contrefactuel !) qu’ils modifient (en toute légalité d’ailleurs, puisque l’industrie du jeu vidéo s'épanouit et se développe, en partie grâce à la contribution gratuite des moddeurs et les forums de fans qui permettent de fidéliser sur le long terme la pérennité et le succès d’un jeu vidéo). Cette conjonction entre la modification de l’histoire qu’autorise la démarche contrefactuelle et la modification du jeu lui-même par des joueurs exigeants et créatifs est sans doute une piste essentielle à creuser pour comprendre d'une part le discours ambigu des producteurs de ces jeux qui oscille entre l'argument de l'accuracy (la pertinence historique qui va de la catégorie de la plausibilité à celui de l'authenticité) et celui du fun (le plaisir de jouer), et le discours plus clair de moddeurs ou de gamers avertis de ces jeux qui ont des exigences très particulières fondées sur un triple registre complexe d'historicité qu'il serait vain de hiérarchiser, chose dont se garde bien les auteurs d'ailleurs, avec raison, puisqu'il est hors-de question de juger de ces productions en adoptant une position d'expert de la chose historique: celui de la vérité (le discours de l'historien dans son pacte de vérité avec les éléments du passé), celui de la véracité (le discours du folkloriste amateur soucieux de reconstitution et d'authenticité, à l'image du développement des spectacles historiques vivants), celui de la véridicité (où l'on pourrait placer le contrefactuel)
Ainsi, dans l’ordre de la typologie, les auteurs font entrer les jeux dits FPS/TPS (qui sont finalement des jeux de shooting prenant ou non comme cadre un contexte historique, uchronique ou entièrement fictionnel/fantaisiste dans toutes ces déclinaisons, steampunk, post-apocalyptique ou aventure) dans la catégorie des wargames (page 290). Or les jeux FPS/TPS n'ont pas du tout la même histoire que les wargames. C’est parce que cette notion de mécanique de jeu n’est pas forcément évidente pour l'observateur extérieur s'il se cantonne à l’analyse purement cinématique ou iconique de ces jeux et en négligeant à la fois l'histoire des jeux et les composantes de gameplay que cette confusion est faite.
Essayons de montrer la richesse de la longue histoire culturelle des wargames pour comprendre ces enjeux de clarification essentiels à décrypter si l'on veut faire le lien entre le raisonnement contrefactuel et les jeux..
On peut commencer par poser un recueil de trois textes, a priori très éloigné de notre propos, mais dont l'intérêt et la portée s'éclaireront par la suite. Ces textes littéraires, nous amènent un siècle en arrière. Ils préfigurent bien des aspects de la spécificité des contrefactuels et de l'expérience ludique dans les jeux vidéo. Ils définissent à la fois une forme de continuité avec des formes de jeux où l'attitude ludique est identique, et permettent de situer en quoi les jeux vidéo consacrent une rupture technologique majeure par les modalités d'interaction homme-machine que permet l'intelligence artificielle, par le jeu en temps réel et en dialogue avec une machine, dans des environnement virtuels.
D'abord, l'extrait d'un ouvrage délicieux, atypique et trop peu connu d'H.G. Wells qui n'a curieusement jamais bénéficié d'une traduction française, Little Wars , raison pour laquelle nous proposons la nôtre:
« Petites Guerres » est le jeu des rois (NdT : cela ressemble à une allusion implicite au roi sans divertissement des Pensées de Blaise Pascal) à destination des joueurs d'une position sociale inférieure. Il peut être joué par les garçons de tous âges de 12 à 150 ans – et même plus si leurs articulations restent suffisamment souples – par les filles de la meilleure composition et par quelques rares femmes douées. Ce livre est une Histoire complète des Petites Guerres, de leurs origines dûment rapportées et authentifiées jusqu'à aujourd'hui, un compte-rendu de la manière de fabriquer une petite guerre, et un recueil de recommandations de la plus haute valeur pour les stratèges en chambre. (…)
L'origine du jeu de la Petite Guerre, comme chacun sait, n'a été rendu possible qu'avec l'invention du canon à culasse à ressort. Ce cadeau inestimable offert à l'enfance est apparu à un moment indéterminé vers la fin du siècle dernier, un canon capable de toucher et abattre un petit soldat neuf fois sur dix à une distance de huit mètres. Il a complètement surclassé tous les canons à ressort en spirales ou autres qui existaient jusqu'ici dans les salles de jeux des enfants où se mène la guerre. Ces nouveaux canons sont de différentes tailles et modèles, mais celui qui est utilisé dans notre jeu est connu en Angleterre sous le nom de canon 4.7. Il lance un projectile cylindrique d'environ 2 cm et dispose d'une vis d'ajustement pour l'élévation et l'abaissement. C'est une arme tout à fait élégante.
Ce fut avec l'un de ces canons qu'a commencé notre jeu de la guerre. C'était à Sandgate, en Angleterre.
L'auteur du présent livre avait déjeuné avec un ami – jetons un voile sur son identité en l'appelant par ses initiales J.K.J – (NdT : même si le dernier J ne correspond pas, pourrait-il s'agir de l'écrivain Joseph Conrad dont le nom polonais est Konrad, qui est à la fois un voisin de Wells et un ami très proche ? Par exemple, L'Agent secret de Conrad, publié en 1907, est dédié à Wells) dans une pièce jonchée de tout le bazar abandonné par les petits plaisirs d'un enfant. Sur une table à côté de la nôtre, étaient disposés quatre ou cinq soldats ainsi que l'un de ces canons. Monsieur J.K.J. ayant satisfait ses besoins les plus urgents et en attente du café, tira une chaise de cette petite table, s'assit, examina le canon discrètement, le chargea prudemment, visa et toucha son homme. ll tira aussitôt une grande fierté de son action, proposa quelques défis qui furent relevés avec enthousiasme.
Le tir qu'il réalisa ce jour-là résonne encore à travers le monde. Un événement – faisons le parallèle avec la Canonnade de Valmy et appelons-le la Canonnade de Sandgate – venait d'avoir lieu ; un tir entre des rangées de soldats opposées, un tir pas si différent dans l'esprit – mais ô combien différent dans ses résultats ! – de la petite guerre préhistorique avec catapulte à élastique. « Mais supposez », dirent ses adversaires, « supposez de quelle manière nous pourrions déplacer les hommes ! » en ouvrant ainsi un nouveau mode de belligérance.
Le sujet n'alla pas plus avant avec M. J.K.J. La petite graine plantée là prenant de la force, elle commença à germer avec un autre ami, M. W (NdT : est-ce que Wells auteur se met lui-même en scène dans l'ouvrage qu'il écrit ?) . De M. W. est venue se greffer l'idée suivante : « je crois que si l'on mettait quelques obstacles sur le sol, des volumes de la British Encyclopedia et ainsi de suite, pour faire un Pays, et si l'on bougeait les soldats et les canons çà et là, on pourrait avoir un assez bon jeu, une espèce de kriegspiel (NdT en allemand dans le texte) »...
Les premières tentatives pour réaliser ce rêve furent interrompues par un grand bruissement de frous-frous et de bavardages de dames en visite. Elles regardèrent les objets éparpillés sur le sol avec le vide mépris de leur sexe pour tout ce qui relève de l'imagination.
H.G. Wells, Petites Guerres. Un jeu pour les garçons de 12 à 150 ans et pour cette catégorie de filles plus intelligentes qui aiment les jeux de garçons et les livres. 1913.
Ensuite, un extrait de l'autobiographie de l'écrivain Graham Greene qui, en racontant ses souvenirs d'enfance, démontre l'impact immédiat de l'ouvrage de Wells précédemment cité :
Mes jouets préférés, en ce temps-là, étaient un train mécanique et mes soldats de plomb. Quand les soldats avaient perdu trop de jambes pour tenir encore debout , nous les faisions fondre dans une poêle à frire, sur le feu de la nursery, précipitant ensuite le plomb fondu dans l'eau froide, comme font les Suédois la nuit du Nouvel An en quête de présages. (…) Quand je fus un peu plus avancé en âge (vers mes douze ans), je pris l'habitude de jouer avec Hugh (qui en avait six) à un jeu guerrier fort compliqué et fondé sur le livre de H.G. Wells : « Petites guerres ». Pendant les vacances, nous avions le droit d'utiliser les grandes tables du réfectoire. Poussant deux tables l'une contre l'autre, nous organisions tout un paysage : routes tracées à la craie, chaumières, forêts de brindilles et rivières qu'il fallait traverser. La même partie pouvait durer une semaine, avec peut-être deux cents soldats dans chaque camp, des raids éclairs de cavalerie et de lentes progressions de l'infanterie, mesurées avec des bouts de ficelle, des mêlées aboutissant à la capture de prisonniers, et des bombardements à l'aide de nos pièces de marine de 9 mm. C'était en 1916, mais la guerre avait encore ses charmes aux yeux des enfants.
Graham Greene, Une sorte de vie, 1971
Enfin, la translation d'un jeu de guerre, imaginé et commencé dans un jardin pendant les vacances, à l'intérieur de la maison quand il se met à pleuvoir, dans une nouvelle de Valéry Larbaud :
Tiens, une idée. Une idée qui naît et qui surgit devant lui comme Pallas en armes. Les soldats. Les six boîtes achetées, au dernier voyage de Paris, dans la caverne de l'enchanteur en béret bleu, rue de Dunkerque. Marcel va les chercher et les vide sur la grande table de la chambre.
Ils sont tout plats, dit Françoise déçue.
Oui, ils sont tout plats. Mais on s'habitue vite à leurs platitude. Leurs couleurs sont jolies, leurs uniformes exacts : un chevalier blessé tombe, les genoux ployés ; Napoléon, la main dans son gilet, surveille le champ de bataille. Ce sont des batailles de la guerre de Cents Ans et de l'Empire. La notion de temps est abolie par décret, et on décide d'opposer les Français d'Austerlitz aux Anglais d'Azincourt »
Valéry Larbaud, La grande époque, 1913
Les wargames au sens exact du terme ont une origine largement antérieure aux jeux vidéo qui est bien documentée et sur laquelle il n'est pas nécessaire de s'appesantir. On peut simplement voir en eux les premiers jeux de simulation historique. Ils naissent dans l’état prussien au début du XIXème siècle, se développent dans les écoles militaires et les états-majors de tous les pays au XIXème siècle au fur et à mesure de la montée en puissance de ce qui deviendra l'Empire allemand. Ce qui est beaucoup moins analysé, c'est comment cette origine finalement peu ludique, dans un contexte de jeu sérieux, didactique, utilitaire et prospectif proprement militaire en est venu à déborder sur la civilisation des loisirs auprès du public civil. Ce débordement foisonnant se réalise en deux temps principaux.
Le premier moment est celui de la phase de l'industrialisation massive de biens de consommation courants comme les jouets à partir des années 1870, des débuts de la démocratisation de la civilisation des loisirs, et de la Belle Epoque d'avant-guerre. C'est pendant cette période que commence à s'épanouir le plus largement l'industrie du soldat de plomb moderne en ronde-bosse qui ouvre à des imaginaires de l'histoire encore peu étudiés dans l'historiographie. En France par exemple, l'entreprise CBG Mignot est prolifique surtout quand Henri Mignot s'associe en 1903 avec Maurice Gerbeau, l'un des descendants des fondateurs de l'entreprise créée en 1828 qui n'était alors qu'une bimbeloterie. Mais c'est en Allemagne, à Dresde, que l'on trouve le plus gros fabricant de soldats de plomb qui exporte partout dans le monde et supplante même le foyer traditionnel de la production allemande antérieure qui se situait à Nuremberg : l'entreprise Georg Heyde démarre en 1872. Les Anglais ne sont pas en reste avec William Britains qui invente en 1893 le procédé de moulage en creux des figurines, faisant baisser d'autant les coûts de production, suivi par l'un de ses employés F.H. Wood qui fonde en 1898 Johillco (John Hill & Company) à destination d'un public plus populaire de la working class avec des productions de moindre qualité. Cette industrialisation des jouets en tant qu'objets de consommation marque une rupture forte avec la production artisanale ou proto-industrielle des soldats plats en étain des bimbelotiers des années 1830-1870 période dont le conte d'Andersen rendait compte en 1838.
C'est dans ce contexte que nous retrouvons H.G. Wells puisque ce pacifiste et socialiste convaincu publie Littles Wars (1913) où il décrit comment lui est venue l'idée d'imaginer un jeu (dont il fixe les règles dans le livre) qui subvertit férocement la tradition du wargame initial des états-majors autant qu'il renvoie le dispositif ludique à sa juste vocation : ne pas avoir une finalité autre que celle d'un détournement du réel, inventé et décidé par le joueur lui-même, qui n'en reste pas moins un dispositif profond, à la fois imaginaire et réflexif, à l'intérieur du célèbre cercle magique que Huizinga sera le premier à définir plus tard.
Moins connue ou moins évoquée sous cet angle, la nouvelle de Valéry Larbaud La grande époque publiée d'abord dans la NRF en 1913, soit la même année que les Petites guerres de Wells, fait elle-aussi apparaître les soldats de plomb dans un contexte identique, d'usage des soldats de plomb à la Belle Epoque. La nouvelle dispose d'une puissance narrative extrêmement subtile où le jeu comme tentative d'abolition partielle des classes sociales apparaît dans toute sa cruauté : les enfants héros de la nouvelle sont Marcel, l'enfant du patron d'usine, Arthur et Françoise, le fils et la fille du régisseur, les filles non prénommées de l' ouvrier Matou – Marcel les appellent « les reines sauvages ») – . Elles refusent d'entrer dans le jeu du fils du patron et des enfants du régisseur en raison de « la loi d'airain » (c'est Valery Larbaud qui le souligne en italique dans le texte) qui sépare les classes sociales. La lutte des classes des adultes imposée par le père prolétaire des fillettes se répercute et se prolonge dans les jeux de l'enfance au grand désespoir de Marcel. La grande époque se présente comme un véritable Action After Report de la Belle Epoque et surtout, dans ce qui nous occupe ici, de réenchantement de l'histoire et de la géographie par le jeu, une reconfiguration du temps et de l'espace par la création d'un espace-temps propre à ce que nous connaissons bien depuis les travaux d'Henriot, l'attitude ludique, au delà de l'expérience ludique elle-même. Dans la nouvelle de Valéry Larbaud, le vendeur de petits soldats de plomb est d'ailleurs désigné par plusieurs fois sous le nom de « l'enchanteur ». L'écrivain conservera ce goût pour les soldats de plomb toute sa vie d'adulte en devenant collectionneur de figurines. Des mentions dans son journal intime en témoignent.
Le rapport de l'écriture de Larbaud, de Wells et d'autres encore avec l'enfance, le jeu et les soldats de plomb feront l'objet d'une étude à part sur ce blog. Chez Anatole France en 1899, par exemple, le soldat de plomb devient un objet transitionnel qui permet de remonter le temps et se présente comme le témoin d'une scène de l'époque de la Terreur révolutionnaire quand il était le jouet d'un enfant, scène dont il rend compte/conte au narrateur du présent à qui il parle pendant la nuit. Et nos soldats de plomb n’envahissent pas que la littérature, ils sont aussi présents par exemple dans les premiers films d'animation d'Emile Cohl à partir de 1908 avec l'étonnante aventure du Petit soldat qui devient Dieu (1909). Ce film d'animation reprend un topos de la littérature pour enfants du XIXème siècle dont l'archétype est le conte d'Andersen qui a donné lieu à d'innombrables variantes. Elles prennent toujours le point de départ du conte d'Andersen à savoir le thème de l'abandon (le soldat qui est oublié et ne rejoint pas ses congénères dans la boîte) et du voyage aventureux, deux vecteurs puissants de l'imaginaire. On trouve donc dans l’œuvre de Cohl le même procédé sauf que la dérive - au sens propre du terme - du soldat, au lieu de le ramener tragiquement à son lieu de départ comme dans le conte d'Andersen pour finir fondu dans un poêle, est adapté à l'imaginaire de la conquête coloniale de la Belle Epoque. Notre petit soldat de plomb devient une divinité dans une peuplade africaine, la modernité occidentale imposée par la force militaire venant en quelque sorte supplanter les superstitions anciennes des peuples sauvages à civiliser.
Le soldat de plomb apparaît aussi dans les œuvres musicales des compositeurs, ce qui semble bien témoigner d'une attention soutenue aux imaginaires de l'enfance dont Lewis Carroll aura été un précurseur génial en 1865, qui va bien au-delà de l'objet transitionnel soldat de plomb lui-même. Ainsi en 1887, Gabriel Pierné réunit une série de pièces musicales sous le titre Album pour mes petits amis (opus 14), dont une Marche des petits soldats de plomb fait partie (op. 14 n° 6). Il n'est pas indifférent de constater que Gabriel Pierné est un Lorrain, dont la terre natale a été annexée par l'Allemagne après la guerre de 1870. On tombe là dans un autre aspect du succès des soldats de plomb Belle Epoque : ont-ils pu servir de vecteur du militarisme et d'exaltation du colonialisme auprès de l'enfance dans l'ambiance conquérante et revancharde des années 1870-1914 ? Il convient d'être très prudent à ce sujet. La lecture des archives et des publications de l'époque, sous réserve d'investigations plus complètes, semble montrer que cette industrie du jouet fait avant tout l'objet de préoccupations économiques, étant donné l'écrasante domination allemande en ce domaine qui inquiète les milieux d'affaires français ou anglais de ce secteur en pleine croissance.
Il n'est pas moins indifférent évidemment non plus de remarquer que les deux productions littéraires de Wells et de Larbaud précèdent de quelques mois à peine l'entrée du monde dans la guerre réelle avec le premier conflit mondial. Un peu comme si, devant la montée des périls, les deux écrivains plaçaient la guerre dans le jeu, non pas pour y trouver refuge, mais bien pour la disposer dans un hors-temps critique et subversif que permet le jeu, où la guerre effective, militaire ou sociale, est moquée et rejetée à la fois. Cette position flagrante est particulièrement affirmée dans le cas des Petites Guerres de Wells. Une guerre pour de faux bien plus raisonnable que la guerre pour de vrai, en somme.
Dans son dernier chapitre « Une fin en forme de défi » Wells énonce clairement ses intentions pacifistes, toujours sur ce mode de l'amusement ironique, mais avec un sens de l'anticipation qui fait véritablement de cet écrivain un génie multiforme :
(…) C'est désormais à vous, cher lecteur, de trouver un plancher, un ami, quelques soldats et quelques canons, et de montrer votre reconnaissance, en vous mettant à genoux en signe de dévotion, pour ce noble et beau cadeau d'un jeu sans limite que je viens de vous offrir.
Et si je pouvais juste l'espace d'un instant faire sonner le clairon par une proclamation ! Combien meilleure est cette aimable guerre en miniature par rapport à la Chose Réelle ! Voici un remède homéopathique pour les stratèges en herbe qui satisfera leur imagination. Voici la préparation, le frisson, la tension excitante d'une accumulation de victoires ou de désastres. Ici, pas de corps écrasés et sanguinolents, pas de magnifiques bâtiments éventrés ni de campagnes dévastées, pas de cruautés gratuites (…) Ce monde est fait pour une vie généreuse ; nous voulons la sécurité et la liberté ; chacun de nous dans chacun de nos pays, à part quelques esprits obtus, quelques fâcheux agités ; nous voulons voir le monde arriver à maturité plutôt que de singer les petits soldats de plomb que nos enfants achètent dans des boîtes. Nous voulons de belles choses construite pour l'espèce humaine – des cités merveilleuses, des voies ouvertes, plus de savoir et d'énergie, et plus et plus et plus encore. C'est pourquoi j'offre mon jeu, dans une finalité autant particulière que générale. Et installons ce roi qui se pavane et ce stupide marchand de peur et ces « patriotes » excités et ces aventuriers et tous les docteurs de la Welt Politik à l'intérieur d'une vaste Temple de la Guerre, avec des tapis de liège partout, et plein de petits arbres, de petites maisons à démolir, et des villes et des forteresses, et des troupes inépuisables – des tonnes de troupes de plomb dont leurs caves seront remplies – et laissons-les y mener leur propre vie loin de nous.
Mon jeu est aussi bon que le leur, et bien plus sain en raison de sa taille. Voici la Guerre ramenée à ses justes proportions. (…) En ce qui me concerne, je suis préparé. Je dispose d'environ 500 hommes et de plus d'une batterie de canons. Je frise ma moustache et lance mon défi vers l'est, à partir de ma maison dans l'Essex en traversant les mers étroites. Pas seulement vers l'est.
Je voudrais conclure ce petit discours avec une autre pensée qui sera déconcertante et agaçante pour tous les admirateurs et praticiens de la Grande Guerre. Je n'ai encore jamais rencontré en petite bataille un quelconque militaire, capitaine, colonel, général ou commandant en chef, qui n'ait pas été mis en difficulté et en grand embarras devant les règles les plus élémentaires de la Bataille. Il vous suffit de jouer à Petites Guerres avec eux trois ou quatre fois pour mesurer quelle erreur serait de leur confier une Grande Guerre.
La Grande Guerre est, à présent, j'en suis convaincu, non seulement le jeu le plus coûteux de la Terre, mais c'est un jeu qui est disproportionné. Pas seulement en raison des masses d'hommes et de matériels et de souffrances et de perturbations trop monstrueusement élevées qu'il engagerait. Mais aussi parce que les têtes disponibles qui le mèneraient sont trop petites. Ce jeu est donc la réalisation la plus pacifique que l'on puisse concevoir, et les Petites Guerres vous apporteront ce qu'aucune Grande Guerre ne pourra faire.
Mais très vite, au cours de la Grande Guerre réelle qui éclate un an plus tard, nos petits soldats de plomb seront ensuite abondamment mobilisés pendant la Première Guerre Mondiale comme élément de participation des efforts enfantins de l'arrière pour soutenir leurs pères au front. A cet égard, on n'est pas forcément obligés de suivre tout ce que l'historiographie récente, autour d'Annette Becker et de Stéphane Audoin-Rouzeau, présente à propos de l'enfance dans les cultures de guerre. Signalons cependant parmi tant de traces un film patriotique de Pierre Bressol. Les petits soldats de plomb, réalisé en 1916 et restauré par Pathé en 2014 dans le cadre de la Mission du centenaire.
Les Petites Guerres de Wells se présentent donc bien comme un anti-Kriespiel, qui utilise les armes de la stratégie militaire du Kriespiel pour en détourner complètement le sens. A notre connaissance, il n'y a pas dans le domaine de la littérature d'autre équivalent à part un autre ouvrage de l'immense écrivain chilien Roberto Bolaňo, Le Troisième Reich, publié de manière posthume en 2010 quelques années après sa mort et qui met en scène un wargamer pris au piège du jeu dont il est le meilleur spécialiste mondial et dont la raison vacille peu à peu en étant confronté à un adversaire énigmatique et totalement débutant. Nous en parlerons dans le prochain épisode qui concerne une autre période du wargame.
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Den's a donné une réputation à ElDesdichado pour un billet, Feuilleton Pour une histoire des possibles - 4 : Une histoire en carton : le wargame de la Guerre Froide et de la contre-culture américaine
Le second moment important du wargame s'inscrit pendant la Guerre Froide, au cours de la démocratisation culturelle des wargames à partir de la fin des années 1950 et qui connaît son apogée dans les années 60/70. Là aussi les jalons essentiels sont bien identifiés.
La création de la société Avalon Hill aux Etats-Unis en 1958 est un élément crucial. Elle fait passer le wargame du temps des figurines de plomb dont les déplacements s'effectuent avec une règle à celui des jeux de plateaux où l'espace est tramé. Il est significatif que c'est par les wargames d'Avalon Hill que le découpage en hexagones devient le standard qui finit par s'imposer après les premiers essais avec le quadrillage antérieur en carrés. Cette mise en espace hexagonal devient même une marque d'identification des wargames. Elle sera reprise jusqu'à aujourd'hui dans bien d'autres types de jeux. Les petits soldats sont remplacés par des marqueurs en carton, qui ne sont pas simplement des unités militaires évoluant sur une carte, mais qui servent aussi à identifier d'autres éléments de la conduite de la guerre, représentés par des tableaux complexes de résolution des opérations stratégiques globales placés le plus souvent en bordure de la carte. Les dés eux-mêmes se complexifient avec des dés à 4, 8, 10, 12 ou 20 faces .Comme ces jeux poussent très loin la simulation historique, dans une perspective stratégique militaire globale, ils deviennent parfois d'une complexité effrayante, avec des règles qui ressemblent à des livres puisque ce sont des jeux d'adultes. La création est prolifique et le succès ne se dément pas. D'autres sociétés de wargames apparaissent, notamment Simulation Publications Inc. (SPI) en 1969. Richard Berg est l'un des créateurs majeurs des wargames de cette période. Il est appelé d'ailleurs le pape des wargames tant le nombre de ses productions est impressionnant. Elles entrent en résonance avec une observation faite par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou dans leur chapitre consacré à la littérature des uchronies que nous avons discuté précédemment lorsqu'ils constatent, à la lumière de l'ouvrage d'Eric Henriet, L'Histoire revisitée. Panorama de l'uchronie sous toutes ses formes que « les moment de prédilection (du turning point, de la bifurcation faisant passer de l'histoire réelle au contrefactuel ou à l'uchronie) sont (…) très limités » en se cantonnant à des périodes de l'histoire identifiable par les lecteurs (page 66). Il en va de même dans l'évolution des conditions du marché des wargames des années 70 où les contraintes de marketing resserrent les contextes historiques mis en wargames. C'est ce que constate Richard Berg en 1979 lorsqu'il choisit de claquer la porte de son éditeur de jeux, SPI, en écrivant un texte important dans l'une des revues de SPI, Moves.
Ce texte mérite qu'on s'y arrête un peu. Il s'intitule « La malédiction des trois N ; le procès d'un concepteur de wargames enragé ». Voici la traduction de la quasi intégralité de son texte que je propose :
Je constate une évolution dangereuse dans le wargaming, une tendance de philistins qui pousse tous les jeux dans une gamme de sujets de plus en plus étroite. C'est la Malédiction des Trois N », insidieuse. J'ai toujours préféré les jeux dont le contexte historique est antérieur au XXème siècle aux simulations de l'époque moderne. Le mot-clé, ici, est bien préféré. Je n'exclus ni ne disqualifie les jeux qui présentent la période contemporaine. J'apprécie tout ce qui est bien conçu et qui fournit des éclairages sur le sujet traité. Mais j'ai bien peur que ce ne soit pas le point de vue d'une majorité de ceux qui achètent les jeux. (…) Et pourquoi cela ? C'est parce qu'aucun de ces jeux n'a les pré-requis, le sine qua non pour son succès éditorial : ils n'ont pas l'un ou plusieurs des trois N.
Les trois N : NATO (l'Otan), Nukes (l'arme nucléaire) et Nazis. Mettez l'un de ces N dans un jeu et hop ça marche. Aucune différence si le design du jeu est peu soigné ou si le scénario de jeu est si obscur (…) qu'il est impossible de comprendre qui fait quoi à qui. Et peu importe que le jeu lui-même est si abrutissant et si ennuyeux que même Robinson Crusoë s'endormirait au quatrième tour de jeu. Non. Introduisez simplement NATO, Nukes ou Nazis dans votre jeu et bingo ! Vous explosez les scores d'appréciation de votre jeu. Et si vous pouvez mettre deux de ces ingrédients dans un même jeu, vos ventes atteindront des records. Nous avons essayé de mettre les 3 N ensemble dans un jeu mais, heureusement, le mauvais goût a des limites. (Je tiens à faire remarquer que je ne tiens pas compte d'un autre domaine du gaming, la fantasy, car c'est un tout autre sujet).
Et, pourriez-vous me dire, qu'est ce qui amène cette sorte d'amertume dans la gorge ? C'est qu'en dépit des meilleures intentions du monde, le wargaming est devenu comme la télé un grand terrain vague, réduit au plus petit dénominateur commun, avec des productions qui ne tournent qu'autour d'une idée éculée plutôt que d'essayer, pour une fois, de réussir quelque chose de plus grand que des inepties. ( …) Le problème est que presque tous les jeux traitant du XXème siècle sont accueillis avec des alléluias qu'ils soient bons ou non. Il y a des gens qui nous ont écrit pour nous dire qu'ils préféreraient des jeux médiocres sur la Seconde Guerre Mondiale plutôt que de supporter des sujets comme la Guerre de Trente Ans (...)
Les Croisades (NdT : c'était alors le jeu le plus récent réalisé par Berg qui reçoit un accueil mitigé ou plutôt une indifférence polie) est une longue démarche pour éviter les 3N, sur un sujet à propos duquel la majorité des joueurs n'est pas familière. (…) Ainsi, cette majorité - pas si silencieuse - est mal préparée à accueillir un jeu comme Les Croisades qui pose des questions plutôt qu'un jeu qui ne leur fournit que des réponses (bien que mon jeu Les Croisades essaie de faire les deux). Plus encore, dans mon jeu, le joueur doit en fait déplacer ses marqueurs de plus d'un hexagone pour combattre un ennemi, et ça c'est verboten (NdT : en allemand dans le texte) en terme de succès. Beaucoup de joueurs ne veulent pas fournir un effort plus grand qu'un coup de poignet ; ils veulent simplement mettre la pâtée au marqueur ennemi le plus proche.
Résultat ? Une myopie intellectuelle qui est au mieux démoralisante. Je me vois moi-même envisager des projets avec un cynisme dont je ne me serais jamais cru capable, le type de cynisme qui m'amène à penser « Hey, ils aiment les dragons et ils aiment les nazis, faisons un jeu où on tue des Nazisdragons, et pour se donner une marge de sécurité, on rajoutera dans les règles des Sorciers nucléaires.
Tout ceci tombera certainement dans les oreilles d'un sourd ou chauffera les oreilles de certains. Il s'agit seulement de mon idée personnelle – et professionnelle – mais c'est le point de vue de quelqu'un qui perçoit avec crainte les tendances dans les titres qui sortent. Je vois tellement de jeux sur des sujets franchement ésotériques en me languissant. Je vois tellement de jeux traitant du XXème siècle qui ne sont que des clones de mêmes sujets (…) Dieu sait combien de fois SPI vendra un énième Bataille des Ardennes (je suis certain qu'ils essaieront). Mais pour Gengis Khan et l'invasion mongole, un événement d'une importance gigantesque, rien (…). Personne ne veut rien entendre sur l'histoire de l'Asie (à moins qu'il ne s'agisse du Japon dans la Seconde Guerre Mondiale). Mais si vous poussez l'incantation « Front Est », vous aurez une horde de joueurs pour venir ramper à vos pieds. Pourquoi ? Parce que Front Est et la Bataille des Ardennes sont faciles. Tout le monde connaît les réponses ; c'est familier, amical. Vous n'avez pas à réfléchir . La sur-familiarité avec ces sujets les ont rendus aussi indigestes que du fourrage à ruminants ou de la nourriture pour bébés.
Et je suis découragé de voir qu'un nombre substantiel de gamers a refusé d'explorer le spectre large de l'histoire militaire. Il est au final décevant de concevoir des jeux ou d'écrire sur des jeux qui ne seront pas appréciés en dépit de leurs mérites, simplement parce qu'ils contreviennent à une tendance très douteuse.
Richard Berg serait-il juste un mauvais joueur, un concepteur de jeux très respecté mais déçu de ne pas obtenir le succès escompté sur ses jeux ou bien cerne-t-il avec lucidité les contraintes et les limites que lui impose le marché de la société du spectacle et de la demande des joueurs ? Il nous place en tout cas devant les contradictions des années 1960/1970 riches en sous-cultures et contre-cultures avant la normalisation néolibérale des années 1980.
Berg représente d'un côté une régression par rapport à la Belle Epoque où nos écrivains jouaient aux petits soldats pour critiquer la guerre militaire ou la guerre sociale : il revient aux racines du Kriegspiel prussien de la tradition militaire. Mais il raisonne aussi d'un autre côté en bon connaisseur de la chose historique, en expert des potentialités du wargame pour poser des questions au lieu de donner des réponses toute faites, pour dépasser une vision étriquée et nationale de l'histoire, pour amener les joueurs à s'intéresser à des périodes de l'histoire et à des espaces historiques sur lesquels ils n'ont pas de repères. La diversité de sa production témoigne de sa curiosité insatiable qui traverse les périodes historiques et s'affiche sur tous les continents. Et un jeu, quel qu'il soit, qui amène le joueur à poser des questions et se poser des questions ne s'apparente-t-il pas à ce que les auteurs d'une Histoire des possibles proposent lorsqu'ils examinent les usages des contrefactuels ? En tout cas, Richard Berg entrevoit correctement certains des aspects du monde vidéoludique tel qu'il s'est dessiné par la suite dans les FPS, ces anti-wargames où les Nazidragons imaginés dans son texte se sont incarnés véritablement à travers les Nazis mort-vivants de Wolfenstein 3D puis les modes zombies du jeu Call of Duty (CoD) qui apparaissent avec le 5ème volet de la série, World at War, le dernier à prendre pour cadre la Seconde Guerre Mondiale avant que la série ne dérive le plus souvent sur un futur proche post-apocalyptique.
L'autre point important de son texte est aussi l'allusion à la fantasy et à l'autre secteur associé aux wargames qui se développe parallèlement dans ces années 1970 prolifiques et provoque une véritable révolution dans les jeux de société : les jeux de rôles. Car c'est bien la mise en jeux des univers médiévalo-fantastiques de la littérature populaire qui remporte progressivement la mise à partir de la création de Donjons & Dragons (1974, TSR Tactical Studies Rules) dont le succès immense et l'influence profonde ne se démentent pas jusqu'à aujourd'hui sous d'autres formes de la culture populaire comme le montre la série télévisuelle actuelle Game of Thrones. La profonde originalité de TSR et de son fondateur Gary Gygax provient de la rupture des canons du wargame définis auparavant par Avalon Hill. Le déroulement du jeu n'est plus centré sur la carte tramée mais exclusivement sur la règle puisque le dispositif ludique est un bac à sable, c'est-à-dire un environnement de règles détaillées dans la version avancée de D&D qui seront utilisées par un Maître du Jeu garant du respect des règles qui utilise un scénario de jeu pré-établi ou surtout en invente un lui-même, à l'intention des autres joueurs. Ce Maître du Jeu est donc un co-créateur du jeu à part entière, il gère aussi les personnages non-joueurs qui apparaissent dans le scénario. Un bac à sable... Il n'y a d'autre support de jeu que la règle qui ne prend vie que par l'inventivité de ce qu'en fera le joueur. Nous retrouvons par cette expression le terrain des jeux de l'enfance adapté aux adultes proposé par Wells dans Little Wars ; nous retrouvons l'espace-temps ludique créé par les enfants décrits par Valéry Larbaud dans La grande époque que nous avions évoqué à l'épisode précédent. Mais aussi, nous assistons à la résurrection des figurines de plomb puisque, très rapidement, l'univers de D&D suscite un retour massif de ces objets qui avaient été remplacés par les figurines en plastique, suscitant un retour de la production de fabrication de figurines de plomb tout à fait inattendu. Ce ne sont plus des reproductions de soldats de l'histoire militaire, mais des magiciens, des voleurs, des chevaliers, des clercs qui progressent prudemment pour affronter des orques, des elfes et des gobelins. Gary Gygax avait d'ailleurs déjà réintroduit les figurines de plomb puisque le premier jeu de TSR, un an avant la sortie de D&D, était un wargame à figurines consacré à la guerre civile anglaise « Chevaliers et Têtes-Rondes » (1973)
Ainsi, autant la ligne pure et dure du wargame et du jeu d'histoire défendue par Richard Berg se présente comme un retour conservateur à la tradition prussienne du Kriegspiel stratégique, très pointilleuse sur l'historicité et le réalisme des manœuvres, autant la ligne de l'imaginaire de Gary Gygax s'inscrit dans la filiation de l'appropriation populaire du wargame apparu à la Belle Epoque avec les petits soldats de plomb et qui en vient dans les années 1970 à rejoindre le registre de la fantasy.
Gary Gygax est en effet d'abord un wargamer avant de devenir l'inventeur référentiel du jeu de rôles. Entre septembre 2002 et février 2008 (il meurt le 4 mars 2008) , Gary Gygax, élevé aux rang d’icône vivante par ses aficionados, avait instauré un dialogue à distance avec des rôlistes sur « EN World » un forum britannique majeur de la communauté des rôlistes. Sur le plan de la recherche historique et anthropologique, il va sans dire que l'analyse des matériaux bruts que constituent les archives de ces forums numériques de gamers pose des problèmes de méthodologie et leur apport reste encore une terra incognita. Le fil de discussion étalé donc sur 7 années est énorme ; il compte 9000 messages, témoignant de l'importance que Gary Gigax a conservé auprès des gamers, une vingtaine d'années après la sortie de Donjons & Dragons. Son influence sur la structure des jeux est déterminante : c'est lui qui introduit une notion présente dans de très nombreux jeux vidéo, pour le pire et le meilleur : le concept de « points d'expérience » et donc de « levelling » dont les répercussions non seulement ludiques mais aussi économiques et psychologiques sont immenses. Surtout, son impact sur les sociabilités ludiques des années 1970/1990 avant l'avènement d'internet puis la prolifération des réseaux sociaux est elle-aussi considérable. Dans les réponses faites aux rôlistes, on sent bien que Gary Gygax est parfois un peu exaspéré de se voir figé dans ce statut d'inventeur du genre « Jeux de rôles » même s'il est visiblement fier d'y trouver une reconnaissance somme toute méritée. Dans les années 2000, Gary Gigax ne veut pas trop regarder le passé, il essaie en effet de monter de nouveaux projets, d'imaginer d'autres mécanismes, mais ils n'auront pas le succès qu'il escomptait. C'est sans doute une des raisons de sa présence attentive sur ce forum anglais très lu par les gamers : faire connaître et populariser ses projets du moment. Une même forme de désillusion que celle de Richard Berg apparaît en filigrane devant l'évolution du marché. Elle s'explique pour les mêmes raisons économiques de la loi du marché imposée à Berg. Les sociétés éditrices de wargames et de jeux de rôles (Avalon Hill, SPI, TSR pour les principales) étaient en concurrence mais elles éditaient indifféremment wargames et jeux de rôle puisque ces jeux sont indissolublement liés dans la culture ludique populaire de l'époque. Richard Berg, si scrupuleux sur la véracité historique de ses wargames investit aussi parfois l'espace de la fantasy en adaptant au moins à deux reprises l'univers de Tolkien à la forme des wargames. Quand TSR sort D&D en 1974, Avalon Hill réagit et propose un concurrent, Runequest, en 1978, d'ailleurs bien meilleur que D&D dans sa conception selon les spécialistes, mais qui n'aura jamais le succès du pionnier selon une logique First In Last Out. Mais dès les années 80, ces sociétés nées d'amateurs d'histoire et de pulps qui se regroupaient autour de pratiques de hobby et autour de fanzines qui devinrent de vraies revues très lues, sont toutes avalées par les grandes maisons d'édition de jeux généralistes, Harbo en particulier, qui récupèrent les dividendes de ces innovations ludiques. Le plus intéressant sans doute dans les évocations de Gary Gygax lui-même sur ce fil de discussion concernent les souvenirs de son enfance à Chicago, son goût précoce pour l'histoire à travers les figurines militaires qu'il peignait, puis qu'il modifiait pour les adapter aux univers médiévalo-fantastiques qui l'intéressait aussi et qu'il commençait à relier à ces pratiques de joueurs avant la sortie de Donjons & Dragons.
Comme on le voit, cette histoire des origines des wargames détaillées ici d'un point de vue de l'histoire culturelle est extrêmement riche et fait appel à de nombreuses passerelles entre les registres de la culture populaire, de la contre-culture et de la culture légitimée des élites, sous un fond de récupération économique mondialisé du champ de l'imaginaire des sous-cultures . Il n'est pas possible de comprendre le succès des jeux vidéo qui mélangent allègrement représentations de l'histoire, contrefactuels et fantasy sans en faire la généalogie. Les codes présents et massifs aujourd'hui dans l'industrie des jeux vidéo empruntent encore largement certains de leurs éléments de jeu centraux à cette période-charnière des années 1960/1970. Le meilleur exemple en 2015 en a été certainement The Witcher III qui allie la puissance de la technologie actuelle à un scénario de jeux de rôle dont les mécanismes sont apparus 40 ans plus tôt, associé avec d'autres ingrédients propres à son époque (le goût du crafting chez les gamers d'aujourd'hui). Ces jeux de rôle où la fantasy est prédominante ont largement remporté la mise sur les wargames qui occupent désormais dans les jeux vidéo une niche très restreinte faute en partie du renouvellement du genre, faute d'une autre conception de la guerre et de la stratégie militaire, qui fait que les jeux dits de « grande stratégie » les ont largement supplantés dans l'univers vidéoludique avec d'autres dynamiques de gameplay.
Les jeux dits FPS/TPS ont eux-aussi une tradition militaire, mais dans une filiation radicalement différente assez bien connue désormais et qui est retracée dans un billet plus ancien de ce blog. Cette tradition est récente, relative à l'entraînement tactique virtuel des soldats et non pas à la compréhension stratégique de la conduite de la guerre par des officiers d'état-major comme au temps du Kriegspiel prussien. Ils proviennent de l’armée américaine, pour l’entraînement militaire virtuel des soldats surtout dans les situations de guerre asymétrique des conflits contemporains. Ces jeux sont indissociablement liés à la possibilité technologique de création d'environnement virtuel en 3D et à la vision subjective en temps réel qui exercent un pouvoir de fascination, au sens étymologique du terme, en raison du réalisme immédiat et de la sensation d'immersion. Des jeux qui en retour ont fini par connaître la popularité et le développement massif que l’on connaît actuellement, au point d’encombrer le marché vidéoludique jusqu’à la saturation en finissant peut-être par lasser les gamers par leur répétitivité et leur manque de renouvellement en terme de gameplay. Quelques signes laissent présager un retour du narratif dans de nombreuses catégories de jeu avec des scénarios, des interactions et des bifurcations de choix dignes de ce nom.
Est-ce parce que les wargames - au sens exact du terme dont nous avons essayé de retracer la généalogie - sont souvent perçus comme des jeux de petits soldats de plomb ou d’histoire-bataille pure sans grand intérêt qu’ils sont plutôt négligés par les historiens ? Ils témoignent peut-être pourtant d'un goût populaire pour la reconstitution ou la mise en scène historique qui mériterait un examen plus approfondi. Ces jeux de simulation sont des contrefactuels à part entière, qui partent d’une situation historique réelle donnée la plus fidèle possible, au risque d’une très grande complexité pour voir une issue alternative. Ou à l'inverse qui intègre le « Et si... » en partant d'une situation qui ne s'est pas produite mais qui aurait pu se décliner dans l'histoire. Le wargame classique n’était pas forcément le simple fait de rejouer une bataille ponctuelle où l’on avance des régiments sur une carte militaire pour en transformer l'issue advenue. Ils pouvaient prendre en compte une campagne militaire plus globale, où la question de la guerre sous des aspects autres que la tactique pure est prise en compte et deviennent même prédominant. Par exemple, la chaîne du ravitaillement et de communications, l’impact sur les populations civiles, l’éloignement des bases d'approvisionnement, l’attrition et le moral des troupes, les conflits asymétriques, les contraintes climatiques saisonnières avec une somme de paramètres à prendre en compte impressionnant. Dans le monde des jeux vidéo, ces wargames au design souvent austère et très peu spectaculaires restent comme nous l'avons signalé des jeux de niche spécialisés mais où les amateurs d’une certaine forme d’histoire contrefactuelle sont particulièrement nombreux.
De la même façon, Assassin’s Creed Unity (page 291) n’est pas à proprement parler un jeu contrefactuel ni un jeu uchronique dans sa trame gamique .Certes Paris aura été minutieusement reconstituée avec l’aide d’un historien, Laurent Turcot, et l’on y aura croisé Mirabeau, Sade, Bonaparte, Robespierre, Olympe de Gouges ou Lavoisier, dans des situations parfois – volontairement ou involontairement – contrefactuelles de façon ponctuelle. Cette reconstitution dans son aspect histoire-décor est une prouesse technologique majeure qui présente d’ailleurs un grand intérêt mais Jean-Clément Martin a bien démontré que le scénario du jeu relève de la pure fantasy. C’est un jeu d’aventure qui obéit au gameplay spécifique à cette catégorie de jeu et où l’histoire de la Révolution parcourue s’inscrit d’ailleurs dans une meta-histoire qui nous sort complètement de l’histoire des possibles, en faisant appel à des sociétés secrètes et des complots séculaires, argument propre au développement d’une série où les héros traversent l'histoire. La série semble d’ailleurs arriver à bout de souffle, faute de renouvellement du gameplay et de manque de profondeur scénaristique, la meta-histoire devenant d'ailleurs de plus en plus allusive dans les derniers épisodes.
L’argument uchronique de Wolfenstein 3D (page 291) est lui aussi tellement ténu qu’il est difficile de l’invoquer pour parler de jeu fondé sur des contrefactuels. C’est à nouveau un jeu de tir mais surtout un jeu défoulatoire extrêmement transgressif par rapport aux règles draconiennes qui régissent la représentation de la croix gammée et des autres signes nazis dans les jeux vidéo. Il est d'ailleurs remarquable de constater que sa source d'inspiration, le jeu Castle Wolfenstein, est considéré quant à lui comme l'une des origines des jeux dits d'infiltration.
Le blocage proviendrait donc du fait que le gamer serait sensible prioritairement au gameplay, le contexte et le scénario étant relativement accessoires, et que l’historien spécialiste des registres rhétoriques de la narration classique balaierait un peu trop vite d’un revers de main ce gameplay comme non indispensable à l’analyse historienne, parce qu’il n’en maîtrise pas les codes et les pratiques. Ces dernières ne se résument pas à prendre une manette entre les mains pendant quelques minutes ou quelques heures. S'il est souhaitable, comme les auteurs le soulignent, de se placer aussi du côté des joueurs, il est nécessaire que l’historien joue lui-même, de la même façon qu’il lit un livre, observe une enluminure ou qu’il visionne un film comme matériaux de son champ d’études. Est-il possible de parler de ces jeux sans les jouer et entrer dans les formes de rhétorique procédurale ? Est-il concevable de cantonner l'étude de l'histoire dans les jeux vidéo à une étude des représentations de l'histoire dans nos sociétés actuelles, étude considérée sous l'angle unique des concepteurs et designers de ces jeux, puisque le gamer n'est pas qu'un spectateur, mais qu'il interagit ou produit des mods ? Le grand mérite du livre est d'évoquer subrepticement cette question et d'ouvrir ainsi à son tour un champ du possible. Mais il nous faudra la dédoubler, se poser la question du player autant que celle du gamer, de ce que fait le joueur (notre langue ne fait pas la subtile et fondamentale différence anglo-saxonne entre le game et le play) quand il joue avec les contrefactuels dans une autre série de jeux de simulation historique qui ne sont pas des wargames et qui sont appelés « jeux de grande stratégie ». C’est justement sur ceux-ci qu'il convient de centrer l'analyse des contrefactuels en action et comprendre comment sortir de cette incompréhension ou trop grande étanchéité entre deux univers qui ne se fréquentent pas assez, celui des historiens d’une part et celui des gamers amateurs d’histoire. Ces derniers sont d’ailleurs parfois les étudiants de ces mêmes historiens en ayant développé leur appétence pour l'histoire plus en jouant à des jeux vidéo que sur les bancs du collège et du lycée ! (Les jeux historiques pervasifs contrefactuels ne seront pas examinés ici, en renvoyant à l’analyse proposée dans un billet antérieur).
Mais avant d'analyser en détail en quoi les jeux de grande stratégie, différents des wargames, semblent les plus appropriés pour créer une démarche contrefactuelle dans les jeux vidéo, il sera nécessaire d'effectuer au prochain épisode un dernier détour, surprenant, sur le wargame dans les avant-gardes littéraires, artistiques et politiques du XXème siècle